« JE RÉPANDRAI DE MON ESPRIT SUR TOUTE CHAIR ; ET VOS FILS ET VOS FILLES PROPHÉTISERONT… » (ACTES 2, 17)

« JE RÉPANDRAI DE MON ESPRIT SUR TOUTE CHAIR ; ET VOS FILS ET VOS FILLES PROPHÉTISERONT… » (ACTES 2, 17)

Anne Fortin, Québec

Prophétiser, parler une autre parole, une parole qui touche différemment ceux qui l’entendent : parler une parole dont la « langue exulte » (Actes 2, 26) et qui « pique le cœur » (Actes 2, 37). Parler ainsi, autrement, est associé dans les Actes des Apôtres au don de l’Esprit : « Je répandrai de mon Esprit sur toute chair ; et vos fils et vos filles prophétiseront… » (Actes 2, 17).

 Cependant, ce don, relaté dans le récit de la Pentecôte, a-t-il encore un lien avec notre présent alors que nous cherchons à parler une autre parole ? Ce don de l’Esprit est-il enfermé dans un passé immémorial, est-il clôt dans ce qu’ont vécu les premiers chrétiens, – laissant aujourd’hui nos paroles à elles-mêmes, privées de ce souffle venu de l’Esprit, en panne d’inspiration ? Entre l’hier de ce don de l’Esprit et le présent de nos paroles qui se veulent autres, n’y-a-t-il aucun lien, le temps de l’histoire nous coupant radicalement d’un événement qui nous échappe ? Le don de l’Esprit est-il confiné à un événement qui s’est produit un jour dans l’histoire, ou concerne-t-il encore nos paroles ici et maintenant ?

Dissocier  nos paroles actuelles de l’événement passé implique une lecture qui isole les faits de la parole. Les faits tiendraient tous seuls, sans être dits, sans être mis en discours, sans être imbriqués dans un récit ? Le récit ne se limite pourtant pas à relater des faits bruts, il est parole portant les faits au discours. C’est pourquoi un petit déplacement du regard permettrait de voir que nos paroles ont un lien avec la parole du récit. Il s’agirait simplement de se demander : comment l’événement du don de l’Esprit est-il raconté ? Cette attention au comment de la mise en discours permettra de resituer le fait historique en lien avec la parole autre qui justement le relate. Le texte dépasse alors le simple compte-rendu historique des aventures des premiers chrétiens, et il est réinstauré comme une parole qui elle-même porte le sceau de ce don de l’Esprit. La lecture du texte peut alors se faire dans l’entrecroisement de la voix du récit historique et de la voix d’une parole autre, cette parole autre étant celle qui porte l’ensemble du texte. Lire ainsi ouvre sur la question suivante : pourquoi ce récit est-il raconté ? Pour établir des faits dans l’histoire et en informer le lecteur ou pour indiquer le chemin d’une parole autre à laquelle nous sommes convoquées encore aujourd’hui ?

Lisons le texte pour entendre comment il parle du don de l’Esprit. Dès le tout début, l’Esprit entre en action : « Par l’Esprit Saint, (Jésus a) donné ses ordres aux Apôtres qu’il avait choisis » (Actes 1, 2). D’emblée, la parole de Jésus passe par la médiation de l’Esprit Saint. Et comme l’Esprit Saint n’est pas un simple « haut-parleur », mais peut-être bien plutôt un chemin intérieur, cette mention pose l’ensemble du texte en lien à l’action intérieure d’une parole autre, qui ne peut être entendue qu’autrement. Comment Jésus parlait-il donc –  par l’Esprit Saint – et comment le texte que nous lisons s’inscrit-il par rapport à ce type de parole ? Parler « par l’Esprit Saint » élimine la représentation naïve d’une transmission de phrases visant à communiquer un « message ». Parler par l’Esprit Saint pourrait plutôt être rapproché d’une parole qui, « partant de Moïse et de tous les prophètes, leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait » (Luc 24, 27). En effet, dans le récit des pèlerins d’Emmaüs, Jésus est-il matériellement à leurs côtés, ou agit-il comme verbe intérieur instaurant une distance par rapport aux faits historiques à travers la lecture et l’interprétation de la parole des Écritures ? Le texte se met ainsi en abîme en indiquant que l’interprétation des Écritures, leur méditation intérieure, est le chemin d’une parole autre sur la réalité. Et ce texte ne s’inscrit-il pas alors dans un mouvement de reprise de paroles déjà données, de paroles qui déjà gardaient avec soin toutes les choses1, tous les événements, les repassant dans le cœur par l’Esprit Saint, pour se mettre à les dire autrement que comme de simples faits (Luc 1, 19) ? Peut-on lire ce texte sans « se demander » (Luc 1, 29) ce que veulent dire toutes ces choses, ces faits, ces paroles, dans un mouvement intérieur d’écoute ? C’est ainsi que parler autrement semble s’ancrer dans une écoute autre, une lecture différente des Écritures, un retour sur soi de ce que tout cela « peut bien pouvoir signifier » (Luc 1, 29).

Dans sa première mention de l’Esprit, le texte pose ainsi la parole à travers l’action de l’Esprit Saint,  – tant la parole de Jésus que la parole du texte, comme nous venons de le voir. Les mentions subséquentes de l’Esprit dans le texte auront comme caractéristique d’annoncer le fait du don de l’Esprit avant même sa réalisation historique. En effet, le texte met en discours le fait à travers son annonce, ce qui lui donne d’abord une existence dans la parole : « Jean a baptisé avec de l’eau, mais vous, c’est dans l’Esprit Saint que vous serez baptisés d’ici peu de jours » (Actes 1, 5) ; « Le Saint Esprit survenant sur vous, vous recevrez de la puissance… » (Actes 1,8). L’annonce prépare le fait, elle prépare son interprétation, car la question qui surgira au cœur des événements sera bien celle de l’interprétation de ce qui se passe. Les témoins demandent en effet si ceux qui reçoivent l’Esprit sont « pleins de vin doux » (Actes 2, 13) ? Comment croire qu’ils puissent être « remplis d’Esprit Saint » ? Il semble que la frontière entre les deux – remplis de vin ou d’Esprit –  ne soit pas si évidente que cela, à la simple observation ! Il aura fallu qu’une parole prépare le chemin à l’avènement de l’Esprit et à la compréhension de l’événement, car sa venue bouscule sérieusement le cours des choses et ouvre nécessairement à la nécessité de leur interprétation.

Mais bien davantage, le don avait aussi déjà été annoncé auparavant par les paroles du prophète Joël, et ces paroles vont être re-dites après l’événement de la Pentecôte comme tel. Le passé de cette annonce prophétique est ainsi réactualisé après que l’événement ait eu lieu. Les paroles transpercent le temps. L’événement se trouve par conséquent inséré à l’intérieur d’annonces antérieures et postérieures qui permettent l’ouverture du présent à l’irruption d’une nouveauté absolue. Il en a été de même pour l’événement de l’incarnation qui n’aurait pu prendre place dans l’histoire sans annonces – immédiates dans les paroles de l’ange Gabriel, antérieures dans le livre d’Isaïe et postérieures dans les paroles de Syméon et d’Anne (Luc 2, 29- 38). De même, l’annonce de Joël sera répétée : pour qu’une parole puisse être dite prophétique elle doit venir avant et être re-dite après, non en tant que confirmation observable et matérielle des faits, mais en tant que redoublant le fait par la parole qui le porte. Le fait n’a pas de consistance propre, on ne sait comment l’interpréter tant qu’il n’est pas enchâssé par des paroles d’annonce, d’ouverture et de reprise. Le passé rejoint le futur où le présent de la réalité est soutenu par ce qui en est dit et ce qui en sera encore re-dit.

Le fait pré-dit reste encore à dire : que serait en effet la Pentecôte sans le discours de Pierre qui re-dit ce qui avait déjà été dit auparavant par Joël ? Sans le discours de Pierre, la Pentecôte pourrait-elle être interprétée autrement que comme des beaux parleurs remplis de vin doux et non remplis de l’Esprit ?  Le don de l’Esprit est dit avant d’être réalisé, mais il doit encore être re-dit, ré-interprété. Le fait ne parle pas de lui-même, il ne contient pas son sens en dehors d’un parcours qui commence avec le discours d’annonce et se continue dans sa reprise postérieure. La parole prophétique ne se limite donc pas à la parole antérieure – en tant que parole divinatoire – ni à la parole postérieure au don de l’Esprit, où on se mettrait à parler tout simplement autrement, sans lien avec toute parole antérieure. Au contraire, le discours d’annonce inscrit la réalité du don dans une histoire, dans un enchaînement depuis Joël, où le don de l’Esprit s’inscrit et s’articule à d’autres faits et d’autres paroles. C’est ainsi que le discours de Pierre reprend d’autres paroles prophétiques à propos de d’autres faits, comme la parole de David sur Jésus. Pierre intègre l’interprétation par David de l’événement de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus, sur le même modèle que l’interprétation par Joël de l’événement du don de l’Esprit. Voilà des faits dont on a déjà parlé, et on en parlera encore, la reprise interprétative faisant partie intégrante du processus prophétique même.

« Et vos fils et vos filles prophétiseront… »

Nous sommes situées dans l’après du don de l’Esprit, mais nous en parlons toujours, nous cherchons toujours à l’interpréter. Nos paroles s’inscrivent dans une longue histoire de paroles qui reprennent l’événement et le portent dans les récits que nous faisons de nos vies remplies d’Esprit Saint. Nous faisons retour sur le don initial de la présence de Dieu auprès de nous, alors qu’il dit avoir entendu les cris de son peuple opprimé monter vers lui (Exode 2, 23-25). L’enchaînement de toutes les paroles tournées vers Dieu, qui prophétisent que Dieu a été, est et sera parmi nous, traverse le temps : et nos paroles prophétiques s’y situent aujourd’hui pour redire dans nos paroles autres que Dieu n’abandonne pas son peuple. Non seulement sommes-nous encore concernées par ce qui s’est passé à la Pentecôte, mais bien davantage, nous y jouons toujours un rôle dans les reprises interprétatives que nous en faisons. Et nos paroles peuvent être dites prophétiques si elles préfigurent la présence libératrice de Dieu qu’elles reconnaîtront « en toute chose », et si elles re-disent cette présence dans l’après coup de sa saisie. Paroles inspirées, paroles autres qui ponctueront le présent d’une ouverture au souffle de l’Esprit.

 1. En grec, ce mot « chose » dans ce contexte signifie des faits racontés.