JÉSUS DE NAZARETH, UN LAÏQUE ?

JÉSUS DE NAZARETH, UN LAÏQUE ?

Aïda Tambourgi

Selon Le Petit Larousse, le mot laïque vient du terme grec laikos, « qui appartient au peuple ».  La laïcité implique la séparation entre le civil et le religieux. Mon intention dans cet article n’est pas de discuter du contenu du message de Jésus ni de sa portée (sauf si cela rejoint le vif du sujet), mais de répondre à la question soulevée dans le titre, à savoir si Jésus de Nazareth était un laïque ?

Or si l’on veut remonter au temps de Jésus de Nazareth, il serait utile de nous rappeler qu’à son époque, les gens n’avaient guère l’habitude de discuter de leur identité ou même d’y penser. Ils se contentaient de vivre et d’agir : « L’introspection, la spéculation métaphysique, le discours philosophique sur la personne humaine, l’inventaire des émotions, tout cela restait encore à naître. Comme leurs langues le traduisent, les Sémites pensaient en termes d’action concrète »1. Toutefois,  il arrivait, à l’occasion, que les Sémites, intrigués par la façon d’agir et de parler d’une personne, se posaient des questions sur son identité.

De nos jours, beaucoup de personnes voient en Jésus le premier prêtre, ou encore le grand prêtre selon l’épître aux Hébreux. Or Jésus durant toute sa trajectoire publique, engagée,  fut un laïque et rien qu’un simple laïque. Il n’était ni prêtre, ni adepte des partis religieux de son temps. Pour étayer cette affirmation, nous allons chercher à comprendre succinctement qui étaient les prêtres pour les Juifs et quelles étaient leurs fonctions,  puis nous survolerons la pratique de Jésus de Nazareth et sa façon de parler. Nous reviendrons sur l’Épître aux Hébreux, plus loin sans trop nous y attarder, car ce n’est pas l’objet de cet article.

Dans le judaïsme ancien, la consécration reposait « sur un système de séparations rituelles : une  tribu, celle de Lévi est mise à part, ‘séparée’, pour se consacrer au service de Dieu »2.  Les prêtres issus de cette tribu rencontraient Dieu dans un lieu saint, soit le Temple qui était réservé au culte et non accessible partiellement aux gens non consacrés.  Seul le grand prêtre pouvait franchir le voile pour pénétrer dans le « Saint des Saints », une fois l’an, durant la fête du pardon en vue de remettre les péchés du peuple. Cela s’opérait à travers une offrande sacrificielle. On sacrifiait un animal3.

Dès le début de sa vie publique Jésus de Nazareth, en acceptant le baptême de Jean-Baptiste, un baptême de repentir qui dépasse de loin l’ablution de pureté,  marquait déjà ses distances avec le judaïsme officiel, et se rendait ainsi solidaire d’un mouvement qui contestait les privilèges du grand prêtre, seul à pouvoir offrir le sacrifice expiatoire pour le pardon des péchés, tel que souligné précédemment : « Jésus, récusant les ablutions de pureté et dévalorisant la dîme (Mc 7,1sq. et Mt 23,23sq.),  manifeste par là même son souci de passer par-dessus les règles bibliques traditionnelles qui provoquaient le cloisonnement religieux de la société de son temps »4.

Tout au long de la vie terrestre engagée de Jésus de Nazareth, on pouvait voir ses compatriotes s’interroger sur son identité face à sa pratique.  Ils se demandaient s’il était un prophète, ou le messie annoncé, ou encore, selon la question de Ponce Pilate, s’il était le roi des juifs, mais jamais dans les Évangiles on ne le désignait comme prêtre.  Un prêtre devait être membre de la Tribu de Lévi. Or, Jésus de Nazareth est né de la tribu de Judas et donc pour son peuple, il ne pouvait être qu’un laïque. Il n’était ni prêtre, ni lévite, et par ce fait, toute participation à l’institution sacerdotale était exclue pour lui.  Bien plus, Jésus « a vécu et parlé de telle manière qu’il est rapidement entré en conflit avec les dirigeants de son temps, les prêtres et les fonctionnaires du temple, les représentants officiels du ‘religieux et du sacré’ »5. Les assertions qui suivent montrent bien que Jésus de Nazareth s’est opposé aux religieux de son temps, qu’il a contesté radicalement le système religieux en place, et l’a fait éclater par sa pratique.

Jésus de Nazareth s’est exposé aux souillures et aux impuretés en fréquentant les vauriens, les prostituées, les aveugles, les boiteux, les malades, les étrangers, etc. Il frayait avec les parias, se mettait à table avec les pêcheurs. Il a accepté de converser avec la Samaritaine qu’il a rencontrée près du puits et à qui il a demandé de l’eau (Jn 4), femme ennemie du peuple juif et issue d’une communauté méprisée par eux et jugée comme hérétique. Il a accédé au désir de la Cananéenne (une païenne) de guérir sa fille (Mt 15,21-28 ; Mc 7,24-37). Il a placé le Samaritain et son geste compatissant au-dessus du prêtre qui était resté indifférent à la détresse de l’homme à secourir. Son allusion ironique au prêtre qui passe son chemin sans s’arrêter ne devait guère plaire (Lc 10,31).  À l’encontre des groupes religieux de son temps,  qui rassemblaient ‘les justes’ en leur sein,  Jésus instaure un groupe de ‘non séparé’, en se mettant du côté des pécheurs (Mc 2, 17b).

Jésus de Nazareth s’est opposé aux conceptions officielles de son milieu religieux en proclamant : « Il n’est rien d’extérieur à l’homme, qui pénétrant en lui, puisse le rendre impur, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur » (Mc 7,15).  Sa contestation était radicale.  Elle plaçait l’humain au-dessus des lois et des institutions.  Plusieurs de ses propos formulés à diverses occasions et synthétisés dans les Béatitudes le situaient proche des pauvres, des affligés, des miséricordieux, des persécutés, des malades, en somme proche du petit peuple, de toutes les personnes qui souffraient, et qui étaient considérées comme impures par les représentants religieux officiels de son temps. Jésus s’est identifié au petit peuple. Ses paraboles aussi constituaient une réponse à ceux qui l’accusaient de conduite irréligieuse, parce qu’il frayait avec des gens inconvenants. Ainsi, si l’on veut donner un titre à Jésus durant sa vie terrestre, on pourrait soutenir qu’« [à] plus de cinquante reprises dans les Évangiles, on nomme Jésus ‘maître’ ou on s’adresse à lui sous ce vocable ;  plus que toute autre désignation peut-être, celle-ci traduit l’attitude de ses contemporains à son égard »6.

Jésus de Nazareth a remis le sabbat au service de l’humain. Il enfreignait les lois religieuses en guérissant le jour du sabbat,  jour de repos par excellence pour les Juifs religieux.  C’est ainsi, qu’il opérait plusieurs guérisons ce jour-là, entre autres, celle de l’homme à la main paralysée (Mt 12, 9-14 ;  Lc 6,6-11), d’un aveugle de naissance (Jn 9), ainsi que d’une femme au dos courbé, et devant l’indignation de la foule, dans ce dernier exemple,  il leur disait : « Esprits pervertis…, est-ce que le jour du sabbat chacun de vous ne détache pas de la mangeoire son bœuf ou son âne pour le mener boire ? Et cette femme, fille d’Abraham, que Satan a liée voici dix-huit ans, n’est-ce pas le jour du sabbat qu’il fallait la détacher de ce lien ? » (Lc 13,15-16)7. Ainsi, Jésus considérait que « les règles du sabbat, les traditions pieuses et les actes rituels étaient vides et gratuits s’ils masquaient l’indigence humaine et empêchaient qu’on répondit à la souffrance »8.  Pour lui, les lois sur le repos exigé par le sabbat devaient servir, en premier, les besoins de la personne humaine. À ses yeux, cette dernière était beaucoup plus importante que le religieux et le sacré. De ce fait, il subordonnait les pratiques morales et religieuses de son temps au bien de l’humain. Il n’avait aucune indulgence pour les lois porteuses d’oppression, « aussi fut-il considéré comme un traître à la loi de Moïse, qui, pour les scribes, les pharisiens et autres gardiens de l’orthodoxie, constituait le cœur du judaïsme »9.

Jésus de Nazareth s’est montré intraitable vis-à-vis de ceux qui exerçaient le pouvoir religieux, alors qu’il s’est montré ouvert et tolérant envers ceux qui exerçaient un pouvoir politique. Il n’a jamais prétendu que sa manière d’agir devait se substituer à celle des rois de ce monde (Lc 4,5-6).  L’exemple du denier à rendre à César le prouve amplement (Lc 20,20-26 ;  Mc 12,13-17 ; Mt 22,15-22).  Dans ces textes, la question de payer l’impôt à César était un piège qui lui était destiné, pour tester sa rébellion vis-à-vis des lois et des institutions, et pouvoir le dénoncer aux Romains comme opposant. En effet,  un dénommé Judas le Galiléen s’était opposé à ce paiement comme allant à l’encontre de l’autorité exclusive de Dieu sur Israël. Or, Jésus, en répondant « rendez à César, ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12,17) a montré d’une certaine façon, qu’il y avait place pour une certaine souveraineté de César, qu’il y avait place pour un pouvoir politique sur terre. Cependant, en affirmant en même temps « rendez à Dieu ce qui est à Dieu »,  il fait comprendre que César ne peut se prétendre le Maître absolu des humains, car seul Dieu l’est. Il s’est opposé ainsi uniquement à toute adoration de César sur terre.  D’une certaine façon, il a prôné la séparation des deux pouvoirs : politique et religieux. Certains trouvent légitime de penser que la laïcité a ses origines dans la révélation biblique.10

Jésus de Nazareth s’est attaqué directement au lieu des sacrifices sanglants, soit le Temple, en renversant les tables des commerçants de l’époque (Mc 11,15).  Il enseignait en disant : « N’est-il pas écrit : ma maison sera appelée maison de prière pour toutes les nations ? Mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits » (Mc 11,17).  En fait, les marchands étaient à leur place sur le parvis du Temple, puisqu’ils devaient vendre les bêtes nécessaires aux sacrifices sanglants. Mais, par son acte, Jésus témoignait que si le lieu des prières demeurait valable, celui des sacrifices sanglants devait être remis en question. Il y a lieu aussi de rappeler l’annonce de la destruction du Temple : « Un tel comportement était irréligieux, à l’encontre de la révélation divine exprimée dans la Torah »11. Cela joua un rôle, sans conteste, lors de son procès devant les sanhédrites (assemblée qui regroupe les scribes et les anciens, membres de l’aristocratie sacerdotale).  Une telle annonce était irrecevable et ne pouvait que choquer.

Enfin Jésus de Nazareth est mort pour s’être opposé aux religieux de son temps, même si ses contacts « avec les  prêtres de son temps semblent presque inexistants, sinon lors de la Passion […]  Ce n’est pas là le monde de Jésus »12.  Il fut conduit devant le grand prêtre en pleine nuit, et rejoint plus tard par les sanhédrites : « Les seules charges qui peuvent tenir sont la violation du sabbat, la fréquentation de pécheurs et de femmes en public, et l’ignorance des prescriptions rituelles. »13.  Il fut ainsi condamné pour outrage à la religion par l’instance religieuse légitime en place.

Pour en revenir à l’Épître aux Hébreux, il est incontestable que la prêtrise souveraine appartient à Jésus ressuscité et à lui seul. Alors que Jésus de Nazareth ne s’est jamais présenté dans une attitude sacerdotale, l’Épître aux Hébreux présente Jésus-Christ, vers la fin du siècle comme étant le grand prêtre. L’auteur de cette épître va chercher à démontrer que Jésus a mené l’institution sacerdotale de l’Ancien Testament à son apogée, tout en allant plus loin. Cette épître est le principal document qui traduit la relation de Jésus avec Dieu et avec ses disciples. « L’idée du sacerdoce du Christ, qu’aucun passage de l’Évangile ne laisse soupçonner, va être mise en évidence par sa corrélation avec l’interprétation de sa mort en croix, comparée aux deux sacrifices essentiels dont les Écritures montraient le sens et l’inefficacité dans le Premier Testament : le sacrifice d’alliance et les rites de la fête des Pardons »14.  L’auteur de l’Épître aux Hébreux nous dit : « Les prêtres de l’ancienne Loi… étaient nombreux et ils répétaient leurs sacrifices chaque année.  Mais Jésus est l’unique grand prêtre de la nouvelle alliance.  Par l’offrande qu’il fait de lui-même dans la vie et la mort,  parce qu’il se tient à jamais devant Dieu dans un moment d’éternité, en tant que Dieu et en tant qu’homme, il est le grand prêtre éternel, qui a accompli un sacrifice une fois pour toutes »15.  Il n’y a donc qu’un seul sacrifice qui établit une nouvelle relation entre Dieu et l’humanité, qui rend notre salut possible, soit la mort et la résurrection de Jésus : « Et de ce sacrifice, Jésus est le seul et unique prêtre.  Nous n’avons pas d’autre médiateur »16.

En vertu de tout ce qui précède,  nous pouvons soutenir, en réponse à la question soulevée dans le titre,  que Jésus de Nazareth qui appartenait à la tribu de Judas, qui s’est identifié au petit peuple, à ses joies et à ses souffrances, était bel et bien un laïque pour son peuple.

1. SPOTO, Donald.  Un inconnu nommé Jésus,  traduit de l’américain par Jérôme Pernoud, Éditions Le Pré aux clercs,  1998,  p. 211.

2. ROBERT, Francine. « Du Jésus-laïc au Christ prêtre », Communauté chrétienne 151 (1987), voir  [www.ipastorale.ca/bibliovirtuelle/avril-06.htm].

3. Ibid.

4. PERROT, Charles.  Jésus et l’Histoire ,  Collection « Jésus et Jésus-Christ » dirigée par Joseph Doré, Institut Catholique de Paris no 11,  Édition nouvelle revue et mise à jour,  Paris, Desclée, 1993,  p. 109.

5. GARCIA MAURINIO, José Maria.  « Jésus prophète laïque », [http://theologies de la liberation.hautetfort.com/archive/2008/05/09/jesus-prophete-laique.html] (2012-07-15).

6. SPOTO, Donald. Op. cit.  p. 163.

7. Ibid. p. 126.

8. Ibid. p. 212.

9. Ibid. p. 214.

10. « ‘Rendez à César…’ : Jésus et Paul face aux pouvoirs de leur temps ». D’après une conférence donnée à Toulouse le 23/11/2002, adaptée avec l’accord de l’auteur.  Pierre Debergé a publié « Enquête sur le pouvoir », Paris, Nouvelle Cité, 1997, note 6, [ www.bible-service.net/site/654.html] (2012-07-15).

11. PERROT, Charles. Op .cit. p. 130.

12. Ibid. p. 127.

13. SPOTO, Donald. Op. cit. p. 242.

14. GRELOT, Pierre. Une lecture de l’épître aux Hébreux, Paris, Cerf, 2003,  p. 57. Pour ceux et celles qui désirent comprendre de façon approfondie comment l’auteur arrive à expliquer en détail le sacerdoce de Jésus-Christ, il serait utile de lire ce livre au complet.

15. SPOTO, Donald. Op.cit. p. 232.

16. Ibid.  p. 233.