PEUT-ON FONDER SUR LES ÉVANGILES NOTRE OPTION POUR LA LAÏCITÉ DE L’ÉTAT ET L’ÉGALITÉ ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES DANS LA DIVERSITÉ DES CULTURES ?

PEUT-ON FONDER SUR LES ÉVANGILES NOTRE OPTION POUR LA LAÏCITÉ DE L’ÉTAT ET L’ÉGALITÉ ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES DANS LA DIVERSITÉ DES CULTURES ?

Marie Gratton

En ce temps-là

Il m’apparaît impossible de trouver dans les Évangiles la preuve d’un engagement politique de Jésus au sens étroit où nous pouvons l’entendre aujourd’hui. Je veux dire ici l’adhésion à un parti, la militance qui s’ensuit, la poursuite et la défense de ses objectifs et le partage inconditionnel de sa vision de la société.  

Or, au temps de Jésus, de nombreux partis existaient qui se définissaient comme messianiques. Ils rêvaient de se libérer du joug romain, et certains étaient prêts à recourir à la violence pour y parvenir. Les zélotes se situaient dans cette mouvance. Certes, Jésus a manifesté par ses paroles et par ses actes une « option préférentielle pour les pauvres », pour reprendre une formule popularisée au siècle dernier par la théologie de la libération. Ces « pauvres », ce sont toutes et tous les laissés-pour-compte de la société. Il considérait même, comme un des signes de la venue du règne de Dieu, l’abolition de toutes les discriminations et souffrances qui accablaient les femmes, les lépreux, les esprits troublés, les pécheresses publiques, et j’en passe.

Le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes semble apparaître comme une évidence aux yeux du Nazaréen. C’est un thème que nous avons souvent abordé en nos pages au long des trente-cinq dernières années. J’y reviendrai en insistant sur l’ouverture de cœur et d’esprit dont il a fait preuve devant la détresse des personnes d’une autre foi et d’une autre culture. Ce fait nous ouvre des perspectives éclairantes pour inspirer nos comportements aujourd’hui.

La laïcité

Mais qu’en est-il de la question de la laïcité ? Ni le concept ni le mot, évidemment, n’existaient en Israël au temps du prophète venu de Galilée. Le peuple juif était soumis au pouvoir de Rome. Comme tous les autres citoyens de son vaste empire, les descendants d’Abraham devaient lui payer leurs impôts et obéir à ses lois. Mais Rome, dont le panthéon était si vaste, avait eu la sagesse de laisser aux divers peuples qu’il régissait la liberté de culte. Si bien que les Juifs pouvaient prier Yahvé et lui offrir des sacrifices en son temple, enseigner dans leurs synagogues sans être importunés, pourvu qu’ils ne se livrassent à aucun soulèvement. Ils pouvaient sans entraves observer les 613 prescriptions et interdictions de la loi mosaïque. La pratique de la circoncision leur valait, il est vrai, des moqueries quand ils fréquentaient les bains. Les fonctionnaires de l’État devaient par contre obligatoirement rendre un culte à César. C’est parce qu’ils refuseront plus tard de reconnaître la divinité de l’empereur que les chrétiens seront non seulement persécutés, mais, paradoxalement, traités d’athées. À ce détail près, Rome semble avoir implicitement reconnu le principe de la séparation des religions et de l’État.

Religions et État, deux solitudes, parfois en tension. Un foisonnement de solitudes, devrais-je dire, jouissant d’une réelle latitude dans leurs sphères respectives, mais cohabitant sous l’autorité d’un même État. Pour le peuple juif, cela voulait dire la soumission à la loi mosaïque et à celle de l’Empire.

Aujourd’hui

Pouvons-nous aujourd’hui nous appuyer sur les Évangiles pour défendre les thèses militant en faveur de la laïcité, telle que nous l’entendons maintenant ? Jésus se révèle à travers les récits que nous ont laissés les évangélistes comme une personnalité complexe. Je ne pense pas ici à la complexité théologique que comporte la doctrine des deux natures divine et humaine cohabitant dans la personne du fils de Marie, ce qu’il est convenu d’appeler le mystère de l’Incarnation. Laissons là le mystère de la foi, pour nous contenter modestement d’explorer celui de la psychologie du Nazaréen.

Les quatre évangélistes nous présentent des portraits contrastés de la personnalité de Jésus. La perspective adoptée par chacun d’eux n’est sans doute pas étrangère à la difficulté où nous nous trouvons de savoir, qui il était vraiment. Était-il fils de David et d’Abraham avant tout, comme le donne à penser sa généalogie ? (Mt 1,1)  Percevait-il sa mission comme devant déborder les frontières d’Israël, son message comme universel, comme il convient à un fils d’Adam ? (Lc 4,38) Était-il porté sur les longs, profonds et parfois intimistes monologues qu’on trouve dans l’Évangile selon Jean ? A-t-il osé une déclaration politique lors de son procès ?  « Je suis roi » (Jn 18,37) répond Jésus à Pilate qui l’interroge. Les gens qui l’avaient traîné devant le procurateur romain lui avaient prêté cette prétention, signe de révolte à l’égard de Rome. Le Nazaréen s’empresse toutefois d’ajouter : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18,37). Et pour faire bonne mesure, il ajoute : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en haut ». (Jn 19,11). Cette remarque inattendue semble une reconnaissance par Jésus de ce que nous appelons le « droit divin des rois ». Et tant pis pour la séparation entre les deux pouvoirs ! J’ai abrégé ici la scène racontant la comparution de Jésus devant celui dont l’histoire gardera la triste mémoire, pour avoir condamné au gibet un homme qu’il savait innocent. Je me hâte toutefois de vous inviter à remarquer que ce morceau d’anthologie, si poignant et si « vrai », est sans doute dû à l’imagination de l’auteur de l’Évangile selon Jean, puisque cet épisode de la Passion se déroule, alors que les disciples sont absents. Aucun n’en est témoin.

S’il fallait fonder sur les Évangiles le principe de la séparation des religions et de l’État, c’est sur ce long échange imaginé entre Jésus et Pilate qu’il faudrait s’appuyer. Les rebondissements de cette conversation plaident en faveur de cette séparation, et illustrent en même temps la complexité de son exercice.

Jésus imposait-il le secret sur sa mission messianique, comme l’auteur de l’Évangile selon Marc l’affirme ? (Mc 9,9) Ou se présentait-il comme le messie attendu par Israël ? Dans la synagogue de Nazareth, un jour de sabbat, il prit le livre d’Isaïe et lut : « L’esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a consacré par l’onction. Il m’a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres, annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, rendre la liberté aux opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur. […] Aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture ». (Lc 4, 16-21). Telles sont donc les œuvres de Jésus. Tels sont les « signes » que devait accomplir le messie, l’instaurateur du  règne de Dieu.

C’est le moment de nous demander ce que représentait pour Jésus le « règne de Dieu ». En Israël, quatre perspectives se sont développées au gré des caprices de l’histoire et des interprétations des prophètes. L’une est résolument politique : l’avènement du règne de Dieu est lié à l’autonomie politique du peuple, à la libération du joug romain, à l’époque qui nous intéresse ici. Les zélotes prônent cette interprétation. Une autre est eschatologique : le règne de Dieu arrivera à la fin des temps, après de grandes turbulences, si l’on en croit certains prophètes, dont Isaïe, souvent si consolant pourtant… (Is 63, 1-6) Une troisième est légaliste : le règne de Dieu s’instaurera quand le peuple se soumettra totalement à toutes les presciptions, et respectera toutes les interdictions contenues dans la tradition dite mosaïque. Les pharisiens en sont les représentants zélés. Finalement il y a une perspective dite moralisante : le règne de Dieu s’exercera sur terre quand triompheront la paix, la justice, l’amour de Dieu et du prochain.

Demandons-nous maintenant quelles perspectives le Galiléen a-t-il adoptées. D’abord et avant tout la dernière, la perspective dite moralisante. (Mt 5,1-12 et 25,31-46) Toutefois, il faut admettre que la perspective eschatologique apparaît parfois. (Mc13,24-37) Or ces deux points de vue n’ont absolument rien de politique. La séparation entre les univers politique et religieux semble bien marquée. Au jardin de Gethsémani, il répudie le recours à la violence qui pourrait lui permettre d’échapper à la soldatesque romaine.

Tout le monde connaît la réponse de Jésus quand, voulant le mettre à l’épreuve et le piéger, ses adversaires lui demandent s’il faut payer l’impôt à César, celui-ci réclame qu’on lui montre une pièce d’argent. « De qui sont cette effigie et cette inscription ? », demande-t-il. « De César », lui dit-on. Sa réponse est sans équivoque, mais non sans subtilité, « Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». (Mt 22,13-22) C’est sans doute la formule la plus claire et la plus forte apportant de l’eau au moulin de qui prétend que Jésus acceptait, déjà ! le principe de la séparation du politique et du religieux.

« Homme et femme il les créa » (Gn 1, 27)

Le premier récit de la création, eh ! oui, il y en a deux, pose de manière claire et irréfutable le principe de l’égalité entre la femme et l’homme. Et ce fameux « commencement », présenté dans une forme mythique et non pas historique, a de ce fait une portée universelle, toutes et tous nous sommes considérés comme filles et fils d’Ève et d’Adam. Les différences dans pareille perspective ne jouent aucun rôle, et n’imposent, théoriquement du moins, aucune autre norme que celle de l’égalité. Mais, si on l’ose dire, le commencement a eu une fin. Le mythe qui ne cadre plus avec le patriarcat régnant et triomphant le cède à sa dure réalité. C’est dans cette culture que nait et grandit le Nazaréen. C’est l’atmosphère qu’il respire, et cette vision étriquée et injuste du monde qu’il remet en question à travers ses attitudes et ses  comportements, vis-à-vis des femmes, elles qui ont occupé dans sa vie une place importante, une place de choix.

Les femmes, on les retrouve partout : dans les paraboles, les récits de miracles, dans divers événements de la vie quotidienne ou dans des situations dramatiques, occasions de conversations intimes à portée universelle, riches de perspectives théologiques, témoignant d’audace pastorale ou d’ouverture culturelle.

Certaines de ces femmes ont des noms : Marie la mère, Marie et Marthe, les amies de Béthanie, Marie de Magdala, qu’on retrouve partout, fidèle jusqu’au bout et chargée de mission, d’autres Marie encore, Jeanne et  Salomé… Et il y a les anonymes : la veuve de Naïn, la veuve à l’aumône, la femme adultère, la Samaritaine, la femme au parfum, la Syrophénicienne, l’hémoroïsse, la femme courbée, toutes en quête de guérison, l’une pour sa fille, les autres pour elles-mêmes, la fille de Jaïre, tirée de sa léthargie… Mais je garde pour la fin, la femme imaginée par Jésus qui lui donne, dans une parabole, un rôle qui a dû stupéfier ses auditeurs. L’avez-vous reconnue ? C’est la ménagère et sa pièce d’argent perdue, figure de Dieu , placée entre celle du maître du festin et celle du bon pasteur.

L’importance accordée aux femmes dans les récits évangéliques, élaborés dans une culture patriarcale où celles-ci sont, à quelques exceptions près, reléguées dans les coulisses de l’histoire, montre bien leur rôle incontestable dans la vie de Jésus, voire dans une évolution de sa pensée et dans la compréhension de sa mission. Cette dernière affirmation peut paraître, j’en conviens, assez audacieuse, mais quelques exemples me permettront de l’étayer solidement.

Pour appuyer mon opinion, partagée par bien d’autres, je me fonde en particulier sur le fameux épisode de la femme adultère (Jn 8,3-11). Les pharisiens, pour le piéger, ont amené devant Jésus une femme prise « en flagrant délit » d’adultère. La loi mosaïque condamne ces femmes-là à la lapidation. Au fait, où est l’homme avec qui elle a péché ? Le flagrant délit, dans ce genre d’offense, implique forcément deux partenaires. Où l’autre est-il passé ? Mystère ! Si Jésus affirme qu’il faut lapider cette malheureuse, il paraîtra bafouer sa propre conception de la bienfaisance et de la miséricorde de Dieu. S’il soutient qu’il faut la relâcher, il fait fi de la loi de Moïse. En renvoyant ses accusateurs à leur propre conscience, il rétablit l’équilibre entre des hommes, fiers de leur statut et de leur autorité, et cette femme que la société condamne. « Que celui de vous qui est sans péché lui lance la première pierre », propose Jésus à ses accusateurs. Pendant qu’il écrivait sur le sol, « ils se retirèrent un à un, en commençant par les plus vieux ». Resté seul avec la femme il lui dit : « Femme, où sont-ils, personne ne t’a condamnée ?  ― Personne, Seigneur. ― Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne pèche plus. » (Jn 8,1-11) Pas de sermon sur la morale, ni sur l’égalité entre les femmes et les hommes, mais un comportement et une injonction qui expriment clairement ce que Jésus pense de tout cela.

Au chapitre de l’ouverture aux autres cultures, les hommes et les femmes mis en scène se partagent la vedette. D’un côté, le centurion romain, dont Jésus admire la foi, (Lc7,1-10) et le bon Samaritain, (Lc10,29-37) dont la sollicitude et la générosité sont proposées en exemple à ses coreligionnaires. De l’autre, la Syrophénicienne et une Samaritaine.

La Samaritaine, femme phare de l’Évangile selon Jean (Jn 4,5-30). Elle est la première qui ait reçu la révélation selon laquelle Jésus était le messie promis, et la première qui ait annoncé cet avènement aux gens de Sychar. Hors des frontières de la Galilée et de la Judée, en Samarie, une province dont les habitants sont méprisés, elle répand la Bonne Nouvelle. Là vit une population de sang-mêlé, tant d’envahisseurs ont traversé son territoire, apportant avec eux des coutumes et des cultes que Yahvé, croit-on, ne peut que réprouver.

Les choses se sont-elles passées comme elles sont racontées ? Ce récit n’est-il pas plutôt une catéchèse ? Peu importe. C’est une femme qui permet à l’évangéliste de montrer que Jésus est un prophète qui ouvre son cœur et propose son message de salut universel. Jésus a bravé bien des tabous à la margelle du puits de Jacob en demandant à boire, en plein midi, à une femme, une étrangère, ayant eu de surcroît cinq maris, et qui vit avec un homme qu’elle n’a pas épousé… Diversité religieuse, diversité culturelle, et plus encore. « Si tu savais le don de Dieu », lui dit-il au début de leur rencontre, et ce don, il le lui révèle.

L’épisode racontant l’histoire de la Syrophénicienne (Mc 7,24-30) reste le plus bouleversant à mes yeux. La voici qui vient implorer Jésus de guérir sa fille possédée par un esprit mauvais. Or, dans un premier temps, il la repousse grossièrement. C’est pour les brebis perdues de la maison d’Israël qu’il est venu. « On ne prend pas le pain des enfants pour le jeter aux chiens », lui lance-t-il. Elle ne tient aucun compte de cette cruelle rebuffade. « De grâce, Seigneur, même les petits chiens sous la table mangent les miettes des enfants. ― À cause de cette parole, lui dit Jésus, va, le démon est sorti de ta fille ». Par cette parole, sortie de la bouche de cette femme, grâce à elle, le Galiléen s’est « converti ». Étymologiquement, cela veut dire se retourner le cœur. Elle lui a ouvert les yeux, élargi la conscience, fait comprendre toute la portée de sa mission. Celle-ci doit déborder les frontières de son pays, au vaste monde il lui faut révéler les signes du salut de Dieu. Grâce à elle, Jésus a déjà franchi le pas…

Cela étant dit, et les exemples que j’ai donnés parlant, me semble-t-il, d’eux-mêmes, il reste que Jésus n’a élaboré aucune théorie sur les mérites de la laïcité de l’État, sur l’égalité entre les femmes et les hommes ou sur la nécessité de s’ouvrir aux autres cultures. Il a posé des gestes, et nous devrions toutes et tous en avoir compris la signification, et nous engager dans les voies qu’il n’a certes pas pavées, mais au moins ouvertes, à n’en pas douter.

Et maintenant

La multiplication des cultures et des religions sur notre coin de terre nous a obligés, ces dernières années, à bien des « conversions », à bien des retournements du cœur, et à l’abandon d’une foule d’idées reçues et de préjugés… Mais sommes-nous toutes et tous convertis jusqu’au plus profond de nous-mêmes, comme citoyennes et citoyens, comme chrétiennes et chrétiens ? Plusieurs parmi nous, et jusque dans les plus hautes sphères de l’Église, attendent encore leur Syrophénicienne, celle qui ébranlerait leur conscience quiète, si fermement convaincue d’offrir la seule voie de salut, et se méfiant de la laïcité de l’État, perçue comme une menace, comme le triomphe du relativisme. Être fidèle à Jésus, pour l’Église, et nous en sommes, n’est-ce pas accepter d’être semper reformanda, c’est-à-dire ayant toujours besoin de se réformer, de se retourner le cœur et de l’ouvrir à la diversité des cultures et des religions ? Mais pour cela, la laïcité de l’État s’impose. Elle ouvre un espace de respect et de liberté dont le Nazaréen nous a ouvert la porte, si l’on en croit les Évangiles… S’il revenait, se reconnaîtrait-il en nous ou estimerait-il avoir été trahi ? Une fois encore, une fois de trop.