LA MORT, CETTE FAMILIÈRE INCONNUE

LA MORT, CETTE FAMILIÈRE INCONNUE

Marie Gratton, Myriam

« Il y a un moment pour tout et un temps pour chaque chose sous le ciel : un temps pour enfanter et un temps pour mourir… » (Qo 3,1-2)

Ainsi raisonnait Qohélet. Faut-il parler ici de sagesse, de résignation, de fatalisme ? Le ton de ce passage célèbre de l’Écriture paraît détaché. Pourtant, certains autres versets laissent transparaître un cynisme dont on ne peut s’empêcher de penser qu’il est foncièrement désabusé, sinon tout simplement cruel : « Il y a un temps pour guérir et un temps pour tuer » (Qo 3), comme s’il fallait prêter main-forte à la mort, comme si la nature n’avait pas tout prévu pour lui laisser le plein exercice de son pouvoir.

Mais laissons là Qohélet pour nous arrêter à réfléchir un moment sur le rapport ambigu que nous entretenons avec la mort et sur le paradoxe qu’elle n’a jamais cessé de représenter pour les humains. Je ne m’attarderai guère sur nos ambiguïtés à l’égard de la mort si ce n’est pour dire que nous prétendons volontiers aimer la vie, alors que nous multiplions les gestes mortifères à notre propre égard et à celui d’autrui. Nous prenons des risques inutiles. Nous adoptons des comportements irresponsables et développons des habitudes dont nous savons pertinemment qu’elles minent notre santé et diminuent notre longévité. Nous ne sommes peut-être pas nombreuses à les pratiquer, nous sommes néanmoins souvent fascinées par les sports extrêmes et faisons des héros de leurs vedettes qui semblent trouver leur plaisir à courtiser effrontément la mort. Il en est parmi nous que les violences raciales et que les guerres territoriales révulsent, mais qui doivent intérieurement s’avouer qu’elles auraient peine à résister à la tentation de se venger sans ménagement si on égorgeait leurs propres enfants. Eros et Thanatos se livrent en nos coeurs un éternel combat. Freud avait vu juste.

Le rapport que nous entretenons avec la mort est non seulement ambigu, mais il est en même temps infiniment paradoxal, et ce trait, que j’ai si souvent observé, me fascine. La lutte que se mènent Eros et Thanatos j’en ressens en moi tous les contrecoups, mais il me  semble ne pas vivre avec la même intensité que beaucoup de mes semblables la réaction paradoxale que la perspective de la mort ou l’annonce de son imminente venue provoquent chez les personnes que je côtoie continuellement.

Disons les choses clairement : la mort est ici-bas la seule réalité dont chaque être humain puisse être absolument certain. Nous savons de surcroît qu’elle est aussi le sort de toutes les espèces vivantes. Pourtant, beaucoup de gens accueillent très souvent avec surprise et stupeur l’annonce de ce fait inéluctable de l’existence quand eux-mêmes ou leurs proches s’y trouvent confrontés. On dirait qu’ils en ignoraient tout à fait l’éventualité. Et on entend alors des phrases du genre : « Je pensais que cela n’arrivait qu’aux autres », « Ce sont toujours les meilleurs qui partent ». Or rien n’est plus universel. Rien n’est plus naturel. Rien n’est donc plus équitable, au sens fort du terme. Les circonstances qui entourent la mort ou, pire encore, qui la provoquent ne sont souvent ni équitables ni naturelles, de cela je conviens volontiers. Quand elle est le résultat de la violence et de la malice humaines, alors, oui alors, je veux bien qu’on parle de scandale, mais c’est ce mourir-là qui peut révolter à juste titre notre conscience, et non la mort dans son essence même, qui elle ne peut ni ne doit épargner personne. Il me semble que c’est Rainer Maria Rilke qui a dit, et je cite de mémoire, que ce n’est pas la mort qui est terrible, mais celle qui nous prend avant que notre propre mort soit prête en nous.

Pour avoir été confrontée dès l’enfance à la perte des personnes qui m’étaient les plus chères au monde, pour avoir vécu le deuil d’un fils à peine né, pour avoir accompagné des centaines de mourants au cours des derniers  cinq ans et demi, j’en suis venue à penser que le moyen le plus sûr d’apprendre à affronter courageusement  la mort, était de s’exercer à vivre pleinement. Vivre pleinement, qu’est-ce à dire ?  C’est d’abord, il me semble, accepter la condition humaine dans sa complexité. Nous rêvons d’absolu, et l’espérance chrétienne qu’on nous a inculquée dès l’enfance nous assure que nous y sommes toutes et tous appelés, mais nous savons par toutes les fibres de notre être de quelle étoffe fragile nous sommes tissés. Vivre pleinement c’est donc d’abord assumer cette troublante dualité, puis tendre à l’apprivoiser, à la surmonter même, en ouvrant large la voie à la meilleure part de nous-mêmes, celle qui sait tendre la main plutôt que de la refermer, faire les premiers pas, chercher la réconciliation plutôt que la vengeance, entendre et écouter les cris de celles et ceux qui n’ont plus de voix, et s’en faire l’écho auprès de plus puissants que soi, s’ouvrir à la beauté, aimer plutôt que haïr. Vivre chaque jour  avec ferveur. Tenir sa lampe allumée.

Si, dans toute la mesure de nos faibles moyens, nous avons cherché au jour le jour à regarder la vie en face, à reconnaître  le double mystère auquel elle nous confronte, celui du Tout Autre qui nous attire et nous appelle et celui de notre condition humaine si terriblement marquée par ses innombrables limites, nous pouvons espérer entrer aussi dans la mort les yeux ouverts et le cœur rasséréné.