LA SERVANTE ÉCARLATE

LA SERVANTE ÉCARLATE

Des phrases brèves, un style incisif, un ton détaché suffisent à Margaret Atwood pour créer une atmosphère, planter un décor et camper des personnages qui, tels des marionnettes froidement mais inexorablement manipulées par une force anonyme et implacable, accomplissent un destin dont on comprend, a mesure que se déploie le récit, le pourquoi et le comment. Un malaise qui devient bientôt une angoisse nous saisit à mesure que nous pénétrons plus avant dans l’univers concentrationnaire où Margaret Atwood nous entraîne.

Écrivaine canadienne anglaise, madame Atwood n’en demeure pas moins mieux connue aux États-Unis que dans son propre pays. D’année en année sa renommée grandit et, dans les milieux féministes américains en particulier, elle s’impose comme une romancière, poète et essayiste à la pensée audacieuse, provocante, capable de poser les bonnes questions, de soulever d’utiles débats et de susciter de dérangeantes remises en cause face aux grands problèmes liés aux relations hommes/femmes et à la condition féminine dans la société contemporaine.

Dans La servante écarlate, Margaret Atwood franchit un pas de plus. Elle nous oblige, non pas seulement à regarder le monde tel qu’il est, mais à considérer comment il pourrait devenir si un certain fascisme patriarcal réussissait à imposer l’un ou l’autre des ses plus déshumanisants fantasmes.

La servante écarlate, dont on a dit que c’était une sorte de 1984 de la condition féminine, tient à la fois du roman et de la fable philosophique. C’est une exploration et une méditation sur une entreprise de dépersonnalisation des femmes, enfermées tout à la fois dans les hauts murs d’une cité coupée du monde et dans ceux de rôles, de fonctions, de destins stéréotypés. Les servantes vêtues de rouge, d’où le titre français de l’ouvrage, sont au centre du récit. Elles sont « destinées » à la reproduction de l’espèce et à cela uniquement. Leur vie tient à leur capacité de remplir ce rôle. Logées, nourries, elles attendent d’être accouplées sans désir, sans amour, sans tendresse, et sans plaisir avec des hommes qui devront leur demeurer complètement étrangers. Comment autrement réussiraient-elles à devenir des machines reproductrices s’il fallait qu’elles en viennent à créer des liens affectifs avec ces géniteurs pour qui elles porteront un enfant? Sitôt né, il leur faudra l’abandonner à une autre femme: l’épouse en titre, qui, elle, n’a pas été jugée apte à procréer ou en a passé l’âge.

Aux rôles stéréotypés et aux destins imposés s’ajoutent, pour achever la dépersonnalisation des femmes, la perte de leur nom remplacé par celui de leur « commandant », enrichi d’un préfixe de possession, l’obligation de porter l’uniforme

de leur fonction et la coiffe qui encadre étroitement leur visage et leur tête. L’absence à la fois d’intimité et de possibilité de communication achève de les déshumaniser. Qui ne reconnaît là certaines des contraintes imposées à des femmes par le système patriarcal traditionnel?

Les citations que Margaret Atwood place en exergue de son roman disent déjà les périls contre lesquels elle veut mettre l’humanité en garde.

La première, tirée de Genèse 30, 1-3 nous parle d’une société, d’une culture, où un patriarche hanté par la nécessité de laisser une descendance s’oblige à dissocier amour et procréation, la femme devenant ainsi machine à enfanter.

La deuxième citation de Swift évoque, sans l’expliciter, une « modeste proposition »: celle de manger les petits enfants pauvres pour régler le problème de la fa-mine qui sévit dans le pays.

La dernière rappelle le proverbe soufi: « II n’y a pas dans le désert de panneau qui dise: Tu ne mangeras point de pierres. » Le message est clair. Si nous ne manifestons pas beaucoup de vigilance, le pire nous guette.

Au moment où les femmes commencent à explorer les routes nouvelles qui s’ouvrent à elles, voici que les technologies de la reproduction charrient dans leur sillage certains spectres: sexage, clonage, eugénisme, exploitation commerciale et parcellisation de la fonction maternelle.

Margaret Atwood nous prévient qu’il y a péril en la demeure. Son livre est une réflexion sur la fragilité de la liberté, des droits humains, sur les dangers de sombrer dans l’aberration quand le totalitarisme patriarcal se donne libre cours. L’histoire nazie récente montre que la vie peut dépasser la fiction dans la course vers l’enfer.

Il faut lire La servante écarlate comme une oeuvre littéraire, mais aussi comme une mise en garde à l’entrée d’un terrain miné où chaque pas fait voler en éclats la liberté et laisse le champ libre à la servitude.

(Margaret ATWOOD, Titre original: The Handmaid’s Taie,Roman/pavillons, Paris, 1987)

Marie Gratton-Boucher, Fac. de théologie, Univ. de Sherbrooke