LA SIMPLICITÉ DANS L’ABONDANCE

LA SIMPLICITÉ DANS L’ABONDANCE

Christine Lemaire,Bonne Nouv’ailes

On peut venir à la simplicité volontaire par bien des chemins. Le mien n’a pas suivi les méandres d’une situation financière difficile. Comme bien d’autres, j’ai vécu des périodes de pauvreté relative ; mais aller demander à mon propriétaire un petit répit en attendant le prochain chèque de « prêts et bourses » ne m’a jamais conduite qu’à une seule volonté  : faire plus d’argent.

Sauver du temps

 Je me plais à penser que j’ai pris le chemin de la simplicité volontaire un beau 28 avril 1997, dans le stationnement de l’entreprise pour laquelle je travaillais. Il était 17 h30, j’habitais à une bonne heure de là et je venais de passer ma première journée de travail, au retour d’un très beau congé de maternité de six mois. C’est alors que je me suis rendu compte que dans ma journée, je n’aurais vu mon fils que l’espace de 2 heures. Il en serait ainsi aujourd’hui et tous les jours à venir. À jamais quoi ! Cette pensée m’a clouée sur place. Un sentiment intense d’incohérence et de manque de sens m’a assaillie. « On ne s’habitue jamais » m’a dit une collègue à qui je m’étais confiée. J’y étais, dans ce « treadmill  » dont parlent les Américains ; je l’avais ma « place dans le trafic ». C’est ma révolte qui m’a fait chercher.

 J’ai toujours été une grande lectrice d’ouvrages sur la gestion du temps. Je m’y suis replongée avec l’énergie du désespoir. Mais j’avais beau devenir hyper-efficace, j’étais sans cesse confrontée à certaines réalités de ma vie. J’avais un emploi captivant qui me demandait toute mon intelligence et toute mon énergie. Mes journées, comme celles du commun des mortels, n’avaient que 24 heures. Et finalement, mon verre quotidien d’énergie était vide vers 18h00, au moment où nous arrivions à la maison . Fait inquiétant, ce verre n’était jamais aussi plein le lendemain qu’il l’avait été la veille.

 Choisir…

 Finalement, je suis tombée sur le livre d’ Elaine St-James : La vie simple, mode d’emploi. Vivre ou courir ? À vous de choisir. Vous pouvez comprendre que ce titre m’ait accrochée. Cette auteure – et toutes mes lectures subséquentes – m’a fait réaliser certaines choses. Nos biens et ce que nous prenons pour nos véritables besoins sont des entraves. Moins on en a , plus on est libre de vivre la vie qu’on veut. La seule façon de se libérer est d’élaguer. Et pour élaguer, il faut choisir.

 Or, je n’avais jamais voulu choisir. Je voulais tout faire : monter les échelons dans le cadre de mon travail, avoir des enfants, avoir une vie de couple satisfaisante, voyager, lire et m’impliquer. Un gros bouquet éblouissant, dont chaque fleur est, à elle seule, une merveille. Mais voilà, le bouquet était trop gros et je n’avais plus de joie à le tenir ; je n’avais que la peur de l’échapper.

 La vie m’a menée entre temps à une autre croisée des chemins. D’une part, un changement de direction à mon travail avait eu pour conséquence un réaménagement drastique. Ce changement ne me plaisait pas. Je me retrouvais donc devant l’éventualité d’avoir à me chercher un autre emploi, ce qui ne m’inquiétait guère puisque l’expérience acquise me donnait la possibilité d’en trouver un plus lucratif encore. D’autre part, une opportunité de carrière pour mon conjoint avait provoqué un amélioration sensible de sa situation. Une vie bien exaltante s’ouvrait à nous : la possibilité de s’acheter une plus grande maison, avoir de belles voitures, voyager dans les plus beaux hôtels,  avoir une piscine et, pourquoi pas un spa ? Avoir, avoir ! C’est bête à dire,  mais mon fils avait appris à balbutier le nom de sa gardienne avant de dire « maman », et ça me mettait dans un drôle d’état…

 Dépouillement

 J’ai fini par choisir d’arrêter de travailler à l’extérieur, au grand dam de mon conjoint qui ne partageait pas alors mon besoin de simplifier . Le luxe et les plaisirs que sa vie nouvelle lui promettait en récompense d’un surplus de travail et de stress, les voilà qui s’estompaient puisqu’il devenait soutien de famille ! Injustice ! Et en plus, se faire faire ça par une féministe qui avait prôné toute sa vie que la libération des femmes, ça commence par le portefeuille ! Pouvait-on s’attendre à une pareille aberration ?

 Mais quelle ne fut pas ma surprise de voir qu’au premier jour de ma nouvelle vie, je n’avais pas du tout réglé mon problème ! « Comme tu auras du temps ! » m’avait dit une collègue avec un soupir d’envie. Je n’en n’avais pas beaucoup plus, me semblait-il. J’avais une peur bleue de devenir une maniaque du ménage, de remplir le vide par des choses futiles, de regarder les « soap » de l’après midi…Pour contrer cette crainte, je m’étais fixé des objectifs si nombreux qu’il me fallait encore pour les gérer faire appel à toutes mes techniques sophistiquées de gestion du temps. Une tante m’avait dit :  « Ce n’est pas parce qu’on éteint le moteur que l’hélice s’arrête automatiquement de tourner… » J’ai eu encore à faire un grand travail d’établissement de priorités, identifiant ce qui était important et ce qui l’était moins. D’ailleurs, ce travail ne s’arrête jamais…

 En plus de perdre mon salaire et donc le sentiment que je ne dépendais de personne , même pas de la personne que j’aime, je perdais autre chose que je n’aurais jamais pensé perdre. Une femme à la maison, qu’est-ce que ça dit pour épater la tablée, aux soupers du temps des fêtes ? Qu’est-ce que ça raconte d’intéressant quand ses journées se passent à s’occuper de la maison et des enfants, à lire ce que personne n’a eu le temps de lire et à travailler à des projets dont on ne sait pas s’ils seront réalisés un jour ? Toute ma vie, j’avais eu la bien mauvaise habitude de jauger ma valeur à l’aulne de la considération des autres. Longtemps, je n’ai su quoi répondre quand on me demandait ce que je faisais dans la vie. Longtemps j’ai redouté le regard qui suivrait mon aveu : « Je suis à la maison ». Longtemps j’en ai eu un peu honte. Longtemps j’ai maquillé la vérité. Et aujourd’hui j’éprouve encore un pincement au cœur lorsque j’y pense. Je m’ennuie moins de mon travail que de mon titre !

 La route est longue…

 Désormais, je m’offre des luxes si grands qu’ils me rassasient totalement. Prendre le temps de bien faire ce que j’ai à faire et en profiter une fois que j’ai terminé, être là quand une amie m’appelle parce qu’elle a besoin d’être écoutée, travailler la terre de mes plates-bandes, avoir la joie de voir mon conjoint s’ouvrir à toutes mes questions, faire découvrir le monde à ma fille et surtout, surtout, ne plus me sentir coupable quand je regarde mes enfants ! Les journées n’ont encore que 24 heures, je suis toujours une affamée et j’ai encore beaucoup de mal à choisir. Surtout, je suis encore très loin de cette vie plus « consciente » qui est un objectif majeur dans la démarche de simplicité volontaire. Mais aujourd’hui, j’ai la très nette impression de passer le plus clair de mon temps à faire ce qui est réellement important pour moi.

 Cependant, une autre surprise m’attendait encore au détour de mon chemin. Tout ce que je viens de raconter, j’aurais pu le vivre en dehors d’une démarche de simplicité volontaire. Mais le fait de l’expérimenter au sein de ce mode de vie m’ouvre à d’autres horizons. De fait, je viens d’enclencher la « phase II » de mon processus de simplification ! Ma plus grande disponibilité me fait envisager des questions sur lesquelles je n’avais ni le temps ni l’énergie de me pencher. J’ai pris conscience que mon monde est ouvert, que mes gestes quotidiens ont de réelles conséquences sur la terre et ses habitant-e-s.

 Les tenants de la simplicité volontaire identifient la société de consommation comme la grande responsable de l’asservissement moderne. Or, toute mon expérience de travail se résume aux diverses branches du marketing. La lecture des grands théoriciens de cette discipline, célébrant cette même société et nous présentant toutes sortes de moyens de la faire prospérer, suscite, il va s’en dire, bien des remises en question. Je réfléchis donc intensément aux possibilités de faire servir ces puissants moyens de communication à d’autres fins plus utiles à mes yeux.

 Par principe, j’ai réduit au maximum mes dépenses personnelles. Je n’ai pas grand mérite à cela ; je suis casanière et je déteste magasiner. Cette démarche m’a cependant amenée à réviser certains paradigmes personnels : je peux sortir de chez moi sans être maquillée, je peux raccommoder un vêtement au lieu d’en acheter un autre, je peux réparer une lampe au lieu de la jeter. Je peux faire porter à ma fille des vêtements prêtés ou donnés et ce, même quand je la sors dans le grand monde. La maison que j’habite réellement (c’est à dire 24 heures sur 24) est bien assez grande, surtout quand j’y fais le ménage. Quant à la piscine municipale, elle est bien plus grande que tout ce que je n’aurais jamais pu me permettre et elle a le très grand avantage d’être entretenue par d’autres. En dehors des heures d’affluence, je m’y sens chez moi.

 Ce qui est le plus difficile pour moi, c’est de corriger mes comportements d’utilisatrice des ressources de notre planète. Bien que je tente d’éviter d’acheter des produits suremballés, trop raffinés ou jetables, je ne suis pas au bout de mes peines. Ces temps-ci, tous mes gestes provoquent un « oui mais » culpabilisant. La proximité du lieu de travail de mon conjoint nous permet d’avoir une seule voiture ; mais combien de gaz à effet de serre émet-elle ? Ce beau petit chandail acheté à rabais me rendait bien  fière avant que je découvre sur  son étiquette que l’employé qui l’avait confectionné avait  travaillé pour un salaire de misère et dans des conditions horribles. Ici, je sais que ma situation financière privilégiée, me permet de poser plus facilement des gestes qui contribueront à démarrer une nouvelle économie moins dommageable pour la Terre et les êtres qui l’habitent : aliments biologiques, produits équitables, achats de qualité et donc durables , achats locaux réduisant le transport, fréquentation de petits commerces indépendants…. Mais j’ai encore un mal fou à payer mon brocoli deux fois plus cher et mon café quatre fois plus…

 Conclusion

 J’ai toujours considéré la simplicité volontaire comme un processus, une démarche, une série d’essais et d’erreurs. Tous les auteurs, tous les conférenciers vous diront que chaque petit geste compte et que c’est l’addition de tous ces petits gestes qui fera la différence. Toutes les couches de la population sont interpellées par ce mouvement ; mais les riches, les « pleins », doivent absolument l’être davantage puisque ce sont eux qui consomment sans aucune retenue. Comment les amener à réfléchir quand aucune limite ne les y contraint ? Ces 24 heures par jour, également départies à tout le monde, pourraient-elles servir à faire progresser l’humanité dans sa quête de sens ?

 Quand je regarde le chemin parcouru, je suis bien contente parce qu’en cours de route, j’y ai gagné un plus grand bonheur et la certitude d’être à ma place, là où j’ai décidé d’être. Cependant, la route est encore longue vers plus de sérénité, vers une plus grande maturité spirituelle, des engagements signifiants et une consommation tout à fait responsable. Une question me hante toujours malgré tout. Mes sœurs et mes frères humains auront-ils  la patience d’attendre que je poursuive bien benoîtement et confortablement ma route, à mon rythme ? La conscience est un bon aiguillon ; un sentiment d’urgence accélère mon pas.