L’AUTRE PAROLE. D’UN FEUILLET À UNE REVUE* 20 ANS DE LIBERTÉ

L’AUTRE PAROLE. D’UN « FEUILLET » À UNE « REVUE* 20 ANS DE LIBERTÉ

L’autre Parole s’est d’abord voulu « une première tentative de regroupement de théologiennes au Québec »1. Elle invitait à joindre ses rangs toute femme impliquée en théologie, en catéchèse, en sciences religieuses, en missiologie ou en pastorale2. Mais bien vite, sollicitée autant par des solidarités extérieures que par sa vision môme de la théologie partant de l’expérience de toutes les femmes, elle s’est ouverte plus largement : « L’agrandissement du cercle des intéressées et des amis nous cause beaucoup de joie et nous communique une bonne dose d’enthousiasme »3.

Quant à la revue L’autre Parole, née en même temps que le collectif, elle en est à son 70e numéro. D’abord réduite à un simple feuillet et publiée trois fois par année, elle se veut une publication modeste :

Nous aurions de grandes ambitions pour l’Autre Parole (sic), mais nos faibles moyens actuellement nous limitent en ce sens. Nous demeurons donc un bulletin de liaison pour diffuser de l’information, faire connaître des expériences, publier des réflexions et des bibliographies4.

C’est probablement ce réalisme qui fait que la revue s’est maintenue. Elle compte maintenant entre 28 et 40 pages et paraît quatre fois l’an. Elle est considérée à ce jour, la plus ancienne publication féministe québécoise.

Bon an mal an, elle a abordé toutes les questions majeures concernant les femmes, plus précisément les femmes chrétiennes, dans le but de conscientiser celles-ci à leur situation de dominées dans (‘Église-institution et de leur proposer des alternatives de foi. Mon objectif est de parcourir ces vingt années d’existence afin d’en dégager les principaux thèmes et de mettre au jour les grandes lignes de son évolution. Je tenterai ensuite d’exposer ce qui, à mes yeux, caractérise le plus singulièrement le discours de L’autre Parole.

1. IDENTITÉ DES MEMBRES

1.1 CHRÉTIENNES

En ou hors Église ?

Sporadiquement au cours de son histoire, le groupe a eu besoin de se situer par rapport à t’Eglise-institution. L’autre Parole est-elle dans l’Église ou hors d’Elle ? Il y a incontestablement une souffrance à être considérées hors de l’Église :

Pour nous, féministes chrétiennes, notre souffrance vient non seulement de la prise de conscience comme baptisées d’être « le peuple de Dieu, sujet actif de la foi… » dans une structure d’Église qui les fait passives, mais plus encore d’être, comme collectif, considérées menaçantes et confinées à la marge à cause de notre prise-de-parole(sic) qui remet en cause l’institution ecclésiale comme « institution patriarcale empêchant les femmes de vivre pleinement leur humanité »7,

Peu à peu, la réponse se dessine avec plus de précision ; L’autre Parole fait Église. Monique Dumais écrit en 1980 :

Nos objectifs ne visent pas immédiatement la « conversion » des détenteurs du pouvoir dans l’Église, mais nous n’avons pas l’intention de construire une Église parallèle…6

En 1985, Louise Melançon déclare :

Je crois que nous pouvons y rester (dans l’Église) comme groupe ecclésial critique, comme groupe d’opposition, non seulement pour maintenir le conflit ouvert, mais en vue de retrouver le visage évangélique de l’Église. (…) L’Église est à construire… Nos luttes, nos essais d’alternative, nos malaises et nos souffrances aussi, sont de l’Église. C’est là notre appartenance7.

L’autre Parole se donne cependant pour mission de porter un regard critique et radical sur la structure qu’est devenue l’Église-institution ; « elle est une composante du régime établi et par là participe à la structure oppressive du monde capitaliste »8.

Chaque regard porté sur (‘Église-institution sert à démasquer le rôle de cette Église dans le fonctionnement et le renforcement du patriarcat. Il sert aussi à dénoncer les fausses images que l’Église crée des femmes, de leur corps, de leur apport spécifique dans nos sociétés. La peur est identifiée comme l’élément moteur de la réaction misogyne à une participation plus équitable des femmes dans les structures religieuses :

L’Église se heurte pourtant à la grande ambiguïté qui fait la richesse des femmes : elles sont aussi pures que sorcières, elles sont à la fois la vie et la mort. L’Église y perd son latin et est donc de plus en plus tentée de contrôler ces êtres qui ne sont pas faits, à son avis, de raison et de logique. Il faut donc les soumettre à l’autorité de leurs maris, les empêcher de devenir prêtres car, comme le répète encore le concile Vatican II, le ministre ordonné est l’image du Christ9.

Les regards s’attardent aussi à comprendre la position des femmes en Église, à identifier les principes de leur soumission et de leur adhésion aux dictais du pouvoir clérical :

« Les rapports d’appropriation dans l’Église sont invisibilisés » par le fait que les femmes ne travaillent pas pour les prêtres, mais qu’elles « se dépensent plutôt sans compter pour le Christ »10.

On ose porter ces regards décapants sur l’Église-institution puisque : « L’absolu est à l’horizon et non dans les formes institutionnelles ; celles-ci sont changeantes et ne doivent pas être sacralisées au nom de ce qu’elles annoncent »11.

Le discours est non seulement critique envers l’Église-institution, mais il propose un renouveau radical :

Cela veut dire que les fonctions hiérarchiques doivent être réellement au service de la vie des communautés ; cela veut dire que tous les chrétiens et chrétiennes doivent se considérer et être considéré-e-s comme des Sujets actifs, témoins du Christ dans le monde et partie prenante dans l’élaboration de ce qui règle « la doctrine et les moeurs » ; cela veut dire que nos Églises doivent tendre à être « des communautés de disciples égaux » (…) sans discrimination ni de race, ni de statut social, ni de sexe (…)12.

Cette communauté de disciples égales, l’Ekklèsia, vers laquelle doit tendre toute l’Église, les membres de L’autre Parole s’emploient à la vivre au sein du groupe :

Si on veut qu’un jour l’Église nouvelle existe, il faut d’abord que nous fassions l’ekklèsia : dans l’Église actuelle, ce n’est pas possible pour les femmes d’exprimer totalement l’humanité… Pourrait-il y avoir un jour une nouvelle Église si on ne la crée pas ensemble ?13

Le concept d’Ekklèsia des femmes élaboré par Elizabeth Schùssler Fiorenza commence à apparaître dans les pages de la revue en 1985. Rita Hazel définit ce qu’est concrètement pour L’autre Parole, l’Ekklèsia des femmes vécu au quotidien.

Pour nous l’ekklèsia c’est :

. le lieu où notre expérience de solidarité se vit

. le lieu où nous intégrons les expériences de se raconter, d’être écoutées, dans l’optique d’un certain au delà de nous-mêmes et de l’expérience humaine

. le lieu où on apporte nos expériences de vie, de souffrances, de joies, et où on ose les dire parce qu’on a vu que ce qu’on raconte est accueilli, écouté, transformé par l’écoute et l’accueil des autres14.

Les grandes questions de l’Église concernant les femmes

Les pages de L’autre Parole ont servi de lieu de discussion des grandes questions traitées par l’Église au sujet des femmes. Elles ont été le théâtre de l’élaboration de prises de position sur des sujets éthiques tels que l’avortement ou les nouvelles techniques de reproduction, sur les modèles imposés par l’Église aux femmes tels celui de Marie et enfin sur les grandes questions concernant les femmes et le pouvoir dans l’Église, telles que le sacerdoce.

Les auteures de L’autre Parole ont toujours revendiqué l’accession des femmes au sacerdoce :

Nous faisons du droit d’accès des femmes au sacerdoce une question de principe. Les femmes dans l’Église doivent être reconnues comme des sujets pleinement égaux, tant dans les écrits que dans la pratique15.

Cette question fit l’objet de quelques numéros ou articles analysant les causes du peut être une question de sexe : « Pour nous, il devrait n’y avoir qu’un ministère ecclésial accompli par des femmes et des hommes qui sont des sujets sexués dans l’histoire*16.

Et même s’il n’offre pas la garantie d’un renouvellement ecclésial, il n’en reste pas moins un jalon essentiel vers cette « Église de notre espérance »17 :

… il importe pour nous qu’éclaté le modèle unique, clérical, centralisateur de sacerdoce et que s’affirme une pluralité de modèles sacerdotaux à travers les diverses vocations des femmes et des hommes d’ici et selon les besoins et les attentes des différents types de communauté chrétienne18.

Rejetant l’argument que Jésus n’a voulu que des hommes comme disciples, les femmes de L’autre Parole se rangent derrière lui pour revendiquer ce droit :

Notre revendication s’appuie sur l’attitude libre, interpellante, dérangeante de Jésus. Dans son Évangile, il nous a enseigné que si notre justice ne surpassait celle des faiseurs de loi, nous n’entrerions pas dans le Royaume des cieux19.

« ThéAlogie »

Dès les premiers numéros, L’autre Parole se fixait clairement le mandat de poser un regard féministe sur la théologie traditionnelle :

Le discours théologique traditionnel nous rend profondément mal à l’aise et nous le remettons en question. Si un certain silence peut se révéler fécond, on aspire également à l’élaboration d’une nouvelle théologie, féministe celle-là. Notre intention n’est pas de remplacer au plus vite les anciens mots par des nouveaux, mais plutôt de voir si les femmes n’ont pas une parole neuve à dire. (…) Nous n’avons pas le goût d’utiliser les vieilles méthodes traditionnelles. Nous songeons davantage à élaborer collectivement un nouveau discours qui ferait place à l’expérience libératrice des femmes comme signifiante de la libération commencée par Jésus20.

Comme le reste de nos paroles, ces paroles théologiques sont en mouvance, bien accrochées à leur époque. Mais surtout, conformément à la théologie de la libération de laquelle elles sont issues, elles sont profondément enracinées dans les expériences des femmes :

Voilà qu’elles se mettent à parler d’elles-mêmes, dans le sens où elles parlent sur elles-mêmes, mais plus encore dans le sens où elles parient à partir d’elles-mêmes. Cette parole sort de leur être-femme, de leur être sexué, de leurs corps21.

Cette théologie, elle s’actualise dans trois actions : la féminisation graphique du mot Dieue, la célébration et la réécriture.

  1. a) féminiser

« L’autre Parole » se veut un instrument de libération des femmes dans la société et dans l’Église et par le fait même veut dénoncer les faux visages que les oppresseurs donnent à Dieu22.

En 1978, c’est en tant que « perle » que le mot féminisé « Dieue » fait son apparition dans les pages de la revue23. Puis, le mot commencera audacieusement à être employé – le « e » entre parenthèses cependant – par Ginette Boyer et Judith Dufour, l’année suivante24.

Dans sa synthèse de la théologie féministe de L’autre Parole, Denise Couture explique :

D’où vient ce « e » planté après les d-i-e-u du mot « Dieu » ? C’est que, de Dieue également, nous parlons sous le mode du « raconter-soupçonner- changer ». La personnification masculine de « Dieu »

entrave le rapport existentiel au divin à partir de nos corps de femmes. Le caractère inhabituel du mot « Dieue », féminisé, a pour effet de tenir en éveil le soupçon d’un construit patriarcal de la « nature » de « Dieu ». Il ouvre un espace libre qui facilite un chemin de prise de parole féministe. La féminisation graphique du mot « Dieue » ne traduit pas une volonté d’exprimer plus adéquatement la « réalité » extralinguistique de « Dieu ». Écrire « Dieue » avec un « e », ce n’est pas signifier que Dieue est une femme plutôt qu’un homme ; c’est prendre le risque d’une construction aux effets libérateurs pour l’existence des femmes25.

Donc, encore une fois, L’autre Parole n’a pas la prétention de changer une vérité pour une autre. De toute manière, elle ne se fait pas d’illusions :

Nous avions très bien compris qu’on ne peut enfermer Dieue dans une formule unique, que ses visages sont multiples et qu’il serait simpliste de croire tout résoudre par la féminisation…26

Les auteures sont conscientes que les représentations du mot « Dieu » ne seront transformées que grâce à une transformation radicale de nos façons de vivre en société :

On ne peut donc espérer libérer Dieu de cette image sexuée masculine qu’en autant que les rapports hommes-femmes seront transformés, c’est-à-dire que loin d’avoir des rapports hiérarchiques patriarcaux les hommes et les femmes inventeront des relations humaines matures ou chaque personne sera respectée avec tout son potentiel27.

Et :

Parler de liberté pour nous, femmes, c’est vivre et parler Dieu autrement, c’est entrer dans un horizon plus large qu’un concept. Et penser Dieu autrement, c’est penser l’être humain autrement28.

Cette féminisation du mot « Dieu » a été le point de départ d’une remise en question de la conception même de Dieue et des rapports avec Elle/Lui. En 1988, on explore, au cours du colloque, d’autres images de Dieue. Les concepts suivants sont apparus : source de vie, de Parole, de responsabilité, d’autonomie et de liberté29.

En 1994, lors d’une rencontre avec Ivone Gebara, on s’aventure jusqu’à une remise en question du monothéisme. De toute manière, la direction est prise vers l’image transformée d’un Dieu :

Déconstruction, libération, option, ce colloque nous invite à faire le passage d’une croyance à un Dieu statique, lointain, imposé par une tradition, à un Dieu vulnérable, épousant en tout la condition humaine. Nous ne déconstruirons pas un système monothéiste pour en construire un autre, mais pour vivre des expériences spirituelles plus larges où Dieu ne sera plus enfermé dans un vocable figé30.

  1. b) Célébrer

Le moyen le plus concret – et le plus joyeux – de vivre la « théAlogie » est de célébrer. Toutes les célébrations de L’autre Parole ont été rapportées dans la revue et ce, dans le but d’inspirer d’autres femmes dans leurs démarches personnelles et collectives. Les célébrations sont le lieu où l’on ressent avec le plus d’acuité le chemin accompli par chacune vers une plus grande liberté :

La célébration que nous avons vécue au colloque montre bien, cependant, que toutes ne vivent pas pareillement ce temps de mémoire et d’action de grâces. Dans ce domaine peut-être plus qu’ailleurs, nous sommes tributaires de la catéchèse que nous avons reçue. (…) Mais n’avons-nous pas également besoin de recréer notre univers symbolique ?33

La célébration « L’autre Parolienne », bien que centrée sur le partage du vin et du pain, diffère beaucoup des célébrations officielles. La différence majeure est la participation de chacune des assistantes, tout au long de l’événement :

Dans ces rassemblements, il y a, bien sûr, des femmes responsables de la préparation et du défoulement de la célébration ; mais cette fonction « ministérielle » ne comporte aucune préséance ni aucun privilège32.

Ces célébrations sont devenues un besoin pour les membres du groupe :

Les chrétiennes féministes, qu’elles continuent ou non leur pratique dominicale, ont le goût de célébrer entre elles leur solidarité, leur sororité, leurs luttes, leur recherche de la justice, les petits pas accomplis, les progrès dans la libération des femmes, tout en faisant mémoire de Jésus-Christ. Elles s’inventent des rites et des prières qu’elles renouvellent sans cesse, elles réalisent la Bible et l’Évangile qu’elles prolongent de leurs propres textes, en manifestant une grande créativité31.

Elles donnent donc lieu à la création d’une symbolique nouvelle, issue de notre imagination mais aussi de notre Tradition et de celle de l’Humanité tout entière.

  1. c) Lire et relire, écrire et réécrire

La révélation, tout comme la tradition, demande à être « parfaite ». Et nous désirons participer à cette gigantesque entreprise de re-lecture et de ré-écriture de la Bible, de l’histoire de toutes les composantes de la théologie34.

En parcourant les pages de la revue, nous pouvons sentir cet appétit, cet enthousiasme à relire la Bible, à la comprendre, à en recueillir les échos dans nos vies de femmes de cette fin de XXe siècle :

Le discours biblique est plutôt abordé comme une pratique discursive. Nous portons attention à l’émergence du discours, à ses effets sur l’existence des femmes et ré-écrivons le texte à partir de notre pratique35.

Notre relecture de la Bible et de la Tradition ne doit pas être déconnectée de notre vie, elle doit se faire active, elle doit se faire chair :

Heureuses les femmes audacieusement éprises de l’Évangile de Jésus-Christ, qui ont le courage d’y être fidèles plus qu’en verbe ou en pensée, mais en actes, véritablement. Malheureuses celles qui dissocient les pensées, le coeur et les actes car elles ternissent la lumière de l’Évangile36.

La réécriture est une autre activité de création plus collée à la Tradition chrétienne. Elle a donné lieu aux plus beaux textes du groupe, comme les Béatitudes et les Credo. Cette liberté de réécrire est prise car :

Si le message du Christ est un message de libération, la tradition dans laquelle il s’inscrit est d’origine patriarcale. Notre rapport à la Bible, à l’Ancien comme au Nouveau Testament, n’est donc pas simple. Il nous faut constamment faire la part entre les éléments qui oppriment et le fondement du message qui est, lui, libérateur37.

1.2 FÉMINISTES

Féminisme, comme l’aboutissement du message évangélique

Et sourire à cette femme et l’accueillir comme une soeur. Et chanter et rire avec elle parce qu’il y a en nous ce mouvement, cette « âme ».

Célébrer…38

Venues à L’autre Parole par le biais du christianisme, les membres ont fait de profondes prises de conscience féministes :

Mon indignation c’est ma nourriture quotidienne : moi qui tout le jour entends dire : « Méfiez-vous, c’est une féministe ! » Devrais-je regretter le passé ? Ce temps où je filais des jours heureux, inconsciente de l’injustice patriarcale faite aux femmes ? Je m’avançais vers Dieu dans la joie et l’allégresse parmi les chants de fête sans m’apercevoir de l’exclusion dont j’étais frappée dans les textes mêmes de ma prière39.

La revue L’autre Parole a souvent été le lieu de développement de solidarités féministes. Elle consacre quelques numéros à la mise en lumière de divers engagements sociaux pour les femmes :

L’engagement social, c’est une manière de dire bien haut et bien fort notre foi en un monde meilleur. Nous sommes convaincues que notre Dieue ne nous a pas voulues pauvres, souffrantes, maltraitées mais qu’au contraire nous sommes appelées à être des sujettes vivantes, « debouttes », dignes. Notre engagement se fonde sur la tradition chrétienne tant biblique qu’historique40.

L’engagement social est de toute évidence, à mes yeux, féministe. Ainsi nous comprenons que nos vies privées sont politiques. Cela nous amène à nommer engagement social, la pratique des femmes à qui il incombe d’assurer le mieux-être et le mieux-vivre de leurs proches41.

Bien sûr, « prises entre les féministes anti-chrétiennes et les chrétiennes et les chrétiens anti-féministes »42, être chrétienne et féministe est souvent une position inconfortable. Abordée d’abord comme une contradiction, cette situation est vécue avec d’autant plus de difficulté que le féminisme en Église est considéré comme une véritable utopie, « … sachant que c’est le dernier lieu qui peut changer parce qu’il se suffit à lui-même, puisqu’il fonctionne sans les femmes »43.

Ces contradictions font cependant avancer : « Mes contradictions me font vivre dans un état où je puisse accueillir ce qui vient de plus loin que moi et qui me mène plus loin que moi »44. Et finalement, la cohérence éclate :

À la relecture des textes de l’Évangile, je ne retrouve aucun précepte dans le message libérateur du Christ qui prône et justifie le sexisme légendaire de l’Église institution ou qui privilégie un pouvoir patriarcal comme mode de relations entre les êtres humains44.

Le pape

Tout au long de l’existence de sa revue, L’autre Parole a souligné le danger du discours du pape à propos des femmes. Elle a mis en évidence le risque que ce discours ait des répercussions dans les sociétés laïques :

Quand un chef spirituel d’autant de millions d’individus se prononce aussi affirmativement sur les problèmes qui concernent les femmes et nient en même temps leur capacité à assumer leur destin dans la hiérarchie de leur Église, il faut être naïves pour croire que des autorités mâles en place, (politiques ou autres) ne se prévaudront pas de cet appui pour nier certains acquis des luttes des femmes ou encore, pour contourner, refuser ou combattre les revendications féministes45.

Plusieurs écrits du pape au sujet des femmes ont donné lieu à des commentaires sinon à des analyses détaillées. Lors de sa venue au Québec en 1984, les auteures de L’autre Parole ont étudié les réactions du clergé et de la population en général par rapport à cet homme à la personnalité hautement médiatique :

… le pape adopte une stratégie qui vise implicitement à faire régresser les femmes au niveau de petites filles béates devant le prince charmant, obéissantes à la loi du Père. Femmes à votre devoir. L’enjeu de l’avenir est un peu là. Les femmes ne succombant pas à la tentation sauront-elles, la tête haute, poursuivre la voie ? Il faut pour cela qu’elles sachent identifier, nommer, proclamer, concrétiser, leur désir de femmes libres. Faire fi des pseudo-sécurités, renoncer à la couverture toute-puissante.

Et alors, si jamais Jean-Paul II veut les rencontrer il devra le faire comme un frère, et uniquement comme un frère46.

  1. LE DISCOURS DE L’AUTRE PAROLE

Un discours incarné

Dès le début, le corps des femmes a été un élément majeur de la réflexion féministe des membres de L’autre Parole. Il a d’ailleurs fait l’objet du premier colloque du groupe :

Puis l’une suggère : « la femme et son corps », n’est-ce pas là que réside le problème dans l’Église ? N’est-ce pas a cause de son corps, de sa configuration physique que la femme est bannie de la hiérarchie, qu’elle est tenue à l’écart des postes de décision, qu’elle est considérée en somme comme « objet de tentation », qu’elle est considérée comme une chrétienne de « seconde zone » dans l’Église ?47

Elles soulignent l’importance d’habiter le corps de le faire participer autant que la raison à l’expérience de foi.

Or, assumer notre identité de femmes, y puiser des forces et des plaisirs, en être sûres et contentes, c’est aussi savoir, au delà de nos destins individuels, identifier nos difficultés collectives dans une société patriarcale où le rapport homme/femme n’est pas égalitaire48.

Une parole… en émergence

Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit s’est rempli d’allégresse parce que les voix silencieuses d’hier commencent à prendre la Parole49.

Quelle est donc cette autre parole ? Elle n’est pas encore dite, elle est en processus de se dire, elle se précise à travers l’accueil, l’écoute collective de notre vécu de femmes interpellé par une Parole dépatriarcalisée50.

Notre foi est un écheveau de laine mêlé… avec lequel nous tricotons lentement une nouvelle façon de comprendre le Dieu des chrétiennes51.

C’est pourquoi, toutes nos prises de position sont dûment datées. On se donne le droit – et le devoir – d’évoluer, de réviser sa pensée, jamais pour retourner en arrière mais pour aller toujours plus loin : « … délivre-nous de nos certitudes narcissiques, encourage nos doutes multiplicateurs des facettes de la vérité »52.

Par exemple, au sujet de l’avortement, le comité de coordination fait cette mise en garde : « … nous ne prétendons pas avoir atteint une position définitive et immuable car bien des données du problème peuvent changer »53.

Au sujet de Dieue, la même attitude est adoptée, car : « II n’existe pas un discours définitif sur Dieu-Déesse »54.

Nous ne « proclamons » aucune vérité, avec ou sans « splendeur »… Nous ne prétendons rien, nous cherchons. Nous prenons le risque de l’aventure, en invitant sans garantie celles qui seraient tentées de nous accompagner55.

Avec le temps, émerge le sentiment profond que cette parole, bien que fragile, ne pourra plus être bâillonnée. Ces questionnements successifs, ces démarches sans cesse renouvelées, alimentent une certaine confiance en soi, en l’expérience des femmes en leur parole et donnent l’audace et la force de continuer le chemin. De plus, on garde l’espoir que d’autres s’y mettront, sachant que cela est possible.

Une parole radicale

Nous refusons de nous laisser « amadouer » par les petites concessions que la hiérarchie voudra bien nous céder ; nous voulons l’égalité pleine et entière56.

Les membres de L’autre Parole se définissent d’abord comme féministes radicales : elles attribuent les causes de l’oppression des femmes au système patriarcal qu’elles s’appliquent à déconstruire pour mieux le comprendre et pour mieux faire « prendre conscience » de son existence.

Le discours théologique est lui aussi radical et ce pour les mêmes raisons :

… nous disons non-évangélique une Église qui repose sur un pouvoir sacré dit de droit divin plutôt que sur le « ministère » (service) de l’amour de Dieu dans le monde par la force de l’Esprit57.

Le changement dans l’Église est voulu, lui aussi, radical :

Ce que nous voulons, ce n’est pas seulement une Église qui fasse un peu de place aux femmes ; c’est une Église différente, où autoritarisme, hiérarchie, dogmatisme et misogynie s’effaceront pour que fleurisse une Église démocratique, communautaire, prophétique et féministe ! Plus que d’une simple vogue, c’est d’un ras de marée dont vous avons besoin !58

Comme un flambeau que les membres de L’autre Parole se transmettraient tour à tour, la radicalité passe d’une main à l’autre, d’une analyse à l’autre. Il n’y a pas d’unanimité dans les prises de parole ; par contre, il y a presque toujours une parole qui s’élève, plus tranchante que les autres, plus audacieuse aussi.

En 1984, c’est Judith Dufour qui signait une déclaration d’apostasie, en réaction à la venue du pape au Canada. En 1987, Marie-Andrée Roy rejette du revers de la main les résultats du synode sur les laïques. Elle s’indigne :

Est-ce acceptable de mobiliser ainsi une communauté quand on sait par avance que les résultats ne peuvent être que faméliques ? A qui et à quoi sert ce ronronnement épisodique ? N’est-ce pas le meilleur moyen d’assurer la continuité sans changement ? Les laïcs ont-ils raison de s’en remettre encore aux évêques pour traiter de leur condition dans l’Église ? À quand un synode tenu par des laïcs et pour des laïcs ?59

En 1989, lors d’une large prise de position pour l’ordination des femmes, Yvette Laprise prône pour sa part la disparition pure et simple des ministères ordonnés :

Pour moi, l’enjeu n’est pas, de dire oui ou non à l’ordination des femmes dans l’Église actuelle mais de vérifier si Jésus et l’Évangile ont encore cette force libératrice qui rend les femmes capables de se redresser et de marcher. C’est à une révolution que nous sommes convoquées. Serait-il honnête de rejeter le poids sur les seules épaules de quelques femmes ayant réussi à s’introduire dans

l’enceinte sacrée réservée aux hommes ?60

En 1990, le groupe Bonne Nouv’ailes remet en question l’engagement féministe que leur ont légué leurs mères féministes :

Nos remises en question commandent la prudence. Il faut travailler à déconstruire quelques fictions de vérité bien ancrées dans une culture qui a déjà admis en principe l’égalité des femmes et des hommes. Ces fictions minent la logique des droits égaux ; elles poussent structurellement les femmes vers la pauvreté ; elles continuent de légitimer les violences qui leur sont faites ; elles oblitèrent le surmenage et l’insatisfaction profonde des femmes qui « réussissent »63.

L’autre Parole est multiple et s’étale comme un prisme. Au cours des années, nous remarquons que sa radicalité est de plus en plus acceptée, assumée. On s’en étonne de moins en moins, on ne se l’explique plus. On s’y soumet : « Si je t’oublie, liberté chrétienne, Que ma droite… et ma gauche se dessèchent ! »62

Conclusion

Tout au long de la lecture des numéros de L’autre Parole, je me suis étonnée de l’incroyable richesse de pensée, d’analyse et de création surgissant de ses pages. L’autre Parole a non seulement remplit le pari de faire vivre une revue pendant vingt ans, elle en a fait un lieu de réflexion, de liberté, de radicalité exceptionnel. Enfin, L’autre Parole a été au cours de soixante-dix parutions, le reflet fidèle de la vie du groupe duquel elle est issue :

Vois les fils

qui se tissent entre les femmes, ,

l’accueil, l’ouverture les unes vis-à-vis les autres,

vois la vérité apparaître dans la simplicité des échanges,

ELLE EST LÀ61.

CHRISTINE LEMAIRE, BONNE NOUVAILES

1 Monique Dumais, « Au commencement… », L’autre Parole, no 1, septembre 1976, p. 1.
2 Comité de coordination, « Qui peut faire partie du regroupement des théologiennes ? », L’autre Parole, no 1, septembre 1976, p. 2.
3 Monique Dumais, « Des liens sont créés », L’autre Parole, no 2, janvier 1977, p. 2.
4 Monique Desrosiers, Judith Dufour, Monique Dumais, Béatrice Gothscheck, Louise Melançon et Marie-Andrée Roy, « La voix de notre collectif », L’autre Parole, no 4, octobre 1977, p. 2.
5 Louise Melançon, « Féministes et chrétiennes dans l’Église et en Église ? », L’autre Parole, no 28, novembre 1985, p. 4.
6 Monique Dumais, « 1980 », L’autre Parole, no 11, février 1980, p. 2.
7 Louise Melançon, « Féministes et chrétiennes, dans l’Église et en Église ? », L’autre Parole, no 28, novembre 1985, p. 7.
8 Monique Desrosiers, Judith Dufour, Monique Dumais, Béatrice Gothscheck, Louise Metençon et Marie-Andrée Roy, « La voix de notre collectif », L’autre Parole, no 4, octobre 1977, p. 2.
9 Flore Dupriez, « Dimension de la pratique dans la tradition chrétienne, la violence peut-elle être exorcisée ? », L’autre Parole, no 47, septembre 1990, p. 9.
10 Marie-Andrée Roy, « Les femmes et le pouvoir dans l’Église, le cas de l’Église catholique au Québec de 1979 à nos jours », L’autre Parole, no 57, printemps 1993, p. 14.
11 Louise Melançon, « Féministes et chrétiennes dans l’Église et en Église ? », L’autre Parole, no 28, novembre 1985, p. 5.
12 Ibid, pp 5-6.
13 Rita Hazel, « Plénière », L’autre Parole, no 51, septembre 1991, p. 17.
14 Ibid.
15 Monique Hamelin et Marie-Andrée Roy, « Oui à l’ordination des femmes », L’autre Parole, no 43, septembre 1989, p.6.
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Ibid, p. 8.
20 Marie-Andrée Roy, « Nous continuons », L’autre Parole, no 7, octobre 1978, p. 2.
21 Louise Melançon, citée par Bonne Nouv’ailes, « Héritage de résistance », L’autre Parole, no 51, septembre 1991, p. 6.
22 Kate Bulman, « Une présentation de L’autre Parole dans les carnets bibliques », L’autre Parole, no 15, juin 1981, p. 10.
23  Comité de rédaction, « Quelques perles », L’autre Parole, no 5, janvier 1978, p. 6.
24 Ginette Boyer et Judith Dufour, « Mémoires du colloque 1979 », L’autre Parole, no 10, octobre 1979, p. 4.
25 Denise Couture, « Désapprendre les habitudes inculquées par le ‘Prince Aspérité’ », L’autre
Parole, no 51, septembre 1991, p. 28.
26 Rita Hazel, « Les éléments retenus », L’autre Parole, no 40, décembre 1988, p. 15.
27Louise Melançon, « L’esprit, image féminine de Dieu ? », L’autre Parole, no 15, juin 1981, p. 2.
28  Yvette Laprise, « Samedi avant-midi », L’autre Parole, no 61, printemps 1994, p. 13.
29 Monique Dumais, Béatrice Gothscheck, Denyse Joubert et Denise Tremblay, « Chapelet », L’autre Parole, no-40, décembre 1988, pp 24-25.
30 Yvette Laprise, « Samedi avant-midi », L’autre Parole, no 61, printemps 1994, p. 14.
31 Ginette Boyer, « Le troisième colloque des groupes de réflexion de L’autre Parole : une étape importante dans l’évolution de notre collectif », L’autre Parole, no 13, novembre 1980, p. 3.
32 Réjeanne Martin, « Naissance d’une spiritualité féministe chrétienne », L’autre Parole, no 26, mars 1985, p. 15.
33 Rita Hazel, « Pourquoi célébrer ? », L’autre Parole, no 29, mars 1986, p. 4.
34 Ginette Boyer et Judith Dufour, « Mémoires du colloque 1979 », L’autre Parole, no 10, octobre 1979, p. 4.
35 Denise Couture, « Désapprendre les habitudes inculquées par le ‘Prince Aspérité’ », L’autre Parole, no 51, septembre 1991, p. 29.
36 Collectif, « Les Béatitudes… de L’autre Parole », L’autre Parole, no 22, décembre 1983, p. 5.
37 Marie-Rose Majella, « Des femmes font de la théologie, comment s’y prennent-elles ? ; Groupe Vasthi », L’autre Parole, no 51, septembre 1991, p. 13.
38 Bonne Nouv’ailes, « Raconter, soupçonner, changer*, L’autre Parole, no 51, septembre 1991, p. 34.
39 Monique Massé, « Complainte d’une exilée », L’autre Parole, no 64, hiver 1995, pp 25-26.
40 Marie-Andrée Roy, « L’engagement social », L’autre Parole, no 48, décembre 1990, p. 4.
41 Ibid, p. 5.
42 Kate Bulman, « Une présentation de L’autre Parole dans les carnets bibliques », L’autre Parole, no 15, juin 1981, pp 7-8.
43 Hélène Vézina, « Être féministe et chrétienne : sujet de contradiction », L’autre Parole, no 27, juin 1985, p. 6.
3 Louise Melançon, « Mes contradictions de féministe croyante », L’autre Parole, no 27, juin 1985, p. 5.
44 Nicole Derome, « De l’Évangile au sexisme légendaire de l’Église », L’autre Parole, no 20,
février 1983, p.3.
45 Comité de coordination, « Parole de pape, paroles de femmes », L’autre Parole, no 10, octobre 1979, p. 12.
46 Marie-Andrée Roy, « Les rapports épiscopat/femmes/pape, pistes de reflexion », L’autre Parole, no 25, novembre 1984, pp 22-23.
47 Monique Dumais, « Les tempêtes ne nous arrêtent pas », L’autre Parole, no 5, janvier 1978, p. 2.
48 Judith Dufour et Réjeanne Martin, « Libérer Dieu d’un modèle culturel éphémère », L’autre Parole, no 19, novembre 1982, p. 8.
49 Groupe de Rimouski, « Magnificat », L’autre Parole, no 29, mars 1986, p. 17.
50 Monique Dumais, « 1980 », L’autre Parole, no 11, février 1980, p. 2.
51 Ginette Boyer, « Le troisième colloque des groupes de réflexion de L’autre Parole : une étape importante dans l’évolution de notre collectif », L’autre Parole, no 13, novembre 1980, p. 2.
52 Dyonisia, « Prière », L’autre Parole, no 27, juin 1985, p. 3.
53Comité de coordination de L’autre Parole, « Liminaire », L’autre Parole, no 33, mars 1987, p. 3.
54 Marie-Andrée Roy, « Dieu-Déesse », L’autre Parole, no 40, décembre 1988, p. 11.
55 Rita Hazel, « Avertissement : le labyrinthe », L’autre Parole, no 60, hiver 1994, p. 4.
56 Monique Desrosiers, Judith Dufour, Monique Dumais, Béatrice Gothscheck, Louise Melançon et Marie-Andrée Roy, « La voix de notre collectif », L’autre Parole, no 4, octobre 1977, p. 2.
57 Louise Melançon, « Féministes et chrétiennes dans et en Église ? », L’autre Parole, no 28, novembre 1985, p.-21.
58 Monique Dumais, Louise Melançon et Marie-Andrée Roy, « Dix ans déjà ! Un élan créateur surgi de nos forces vives », L’autre Parole, no 30, juin 1986, pp 6-7.
59 Marie-Andrée Roy, « Réflexions laïques sur le synode » L’autre Parole, no 36, décembre 1987, pp 19 et 38.
60 Yvette Laprise, « Faut-il dire oui à l’ordination des femmes ? », L’autre Parole, no 43, septembre 1989, p. 24.
61 Bonne Nouv’ailes, « Le second souffle des marathoniennes », L’autre Parole, no 48, décembre 1990, p. 15.
62 Marie Gratton Boucher, « Ballade des exilées », L’autre Parole, no 43, septembre 1989, p. 25.
63Couture et autres, « Parabole », L’autre Parole, no 40, décembre 1988, p. 28.