L’autre Parole et la spiritualité féministe

L’autre Parole et la spiritualité féministe

Dans les lignes qui suivent je vais d’abord tenter de définir brièvement ce que j’entends par spiritualité féministe, puis je poserai un diagnostic sur la spiritualité des femmes aujourd’hui et je terminerai en présentant les axes qui caractérisent la spiritualité vécue à L’autre Parole1.

1 Les deux premières parties du texte reprennent substantiellement des éléments d’un article que j’ai publié dans le livre « Chrétiennes et féministes », in Le souffle des femmes, sous la direction de Luce Irigaray, Paris, Éditions ACGF, 1996, p. 147-164.

La spiritualité féministe : essai de définition
La spiritualité féministe implique l’ensemble des valeurs et des croyances, tant individuelles que collectives, qui s’expriment à travers le langage : langage écrit ou parlé, langage des gestes, des symboles et des rites. La spiritualité navigue entre l’univers des émotions, de l’affect, et celui des aspirations les plus profondes des personnes ; elle constitue un registre autre d’expression des individus ; elle fournit à l’intelligence, à la raison, une poésie et un rapport à la transcendance. Elle peut être considérée comme un pôle intégrateur de la personnalité. Le terme spiritualité a pour racine le mot esprit qui veut dire vent, souffle de vie en hébreu. La spiritualité féministe serait donc le souffle de vie des femmes, souffle capable de balayer les représentations patriarcales de la religion, d’ébranler les traditions sexistes ; souffle qui fait émerger l’expérience des femmes comme fait signifiant de l’histoire.

La spiritualité féministe est un souffle énergique qui s’infiltre, crée des courants d’air frais, dérange et insécurise. La spiritualité féministe hurle, crie la douleur des femmes, leurs souffrances et leurs misères. La spiritualité féministe célèbre, chante les joies des femmes, leurs réussites et leurs fécondités. Elle annonce aussi des temps nouveaux où émergent, avec la parole des femmes, des solidarités nouvelles.

La spiritualité des femmes aujourd’hui : éléments pour un diagnostic
Au cours des vingt dernières années, la collective L’autre Parole a développé une pratique féministe de la spiritualité. Cette pratique m’amène à formuler un diagnostic en trois temps sur la spiritualité chrétienne proposée aux femmes et qu’elles vivent et intériorisent très souvent. Cette spiritualité pourrait être qualifiée : colonisée, amnésique et analphabète ; bref, la spiritualité des femmes souffrirait d’une amnésie sévère.

La spiritualité des femmes est colonisée parce que soumise à des directives cléricales et dépourvue d’une économie propre. Pour se dire, elle est obligée d’emprunter une langue étrangère, le verbe des hommes et elle est trop souvent orientée par des conseillers spirituels misogynes. Elle est colonisée parce qu’elle privilégie les références à des traditions spirituelles masculines (François, Ignace, etc.) au détriment des apports féminins (Angèle, Hildegarde, Thérèse, etc.).

La spiritualité des femmes est amnésique parce que largement coupée de sa mémoire, de son passé ; parce que sans tradition propre. De tout temps, les femmes ont eu un vécu spirituel, mais ce vécu a été sans cesse effacé, brûlé, nié. Les quelques femmes qui ont réussi à passer la rampe de l’histoire : les Claire d’Assise, Thérèse d’Avila, Julienne de Norwich, etc., ne représentent, à mes yeux, que la pointe de l’iceberg. Et pourtant, on a réussi à édulcorer le récit de leurs expériences. Ces femmes, ces amoureuses de Dieu ont fait peur. On a perdu, par exemple, une large part des écrits de Claire d’Assise, elle qui reprenait le langage passionné du Cantique des cantiques pour dire son amour de Dieu. On a ignoré pendant longtemps et, aujourd’hui encore, on fait peu état des révélations d’une Julienne de Norwich sur la figure de Jésus comme mère allaitant. Les femmes sont amnésiques quant à leur tradition spirituelle parce qu’en plus d’effacer la plus grande partie de leur mémoire collective, de javelliser ce qui leur reste, des hommes clercs, se faisant leurs gourous, ont farci leurs têtes et leurs coeurs d’images féminines asservissantes : une Marie soumise, sage comme une image, une Maria Goretti souffre douleur, idéal de pureté, etc. Les femmes ont non seulement à retracer leur mémoire, mais aussi à « déprogrammer » celle qu’on leur a programmée.

La spiritualité des femmes est analphabète parce que pauvre de mots pour se dire, s’exprimer. Plusieurs indices nous le confirment. En effet, la spiritualité officielle s’énonce au masculin, avec un Dieu à l’image des hommes en place. De plus, traditionnellement, on a eu accès au vécu spirituel des personnes par le biais du récit de leurs expériences. Or, comme bien des femmes ont été pendant des siècles tenues à l’écart de la connaissance de l’écriture, plusieurs de leurs récits nous sont parvenus par la voie de scribes masculins. Cette médiation nous prive d’un contact intime avec l’expression première de leur spiritualité. La spiritualité des femmes est également analphabète parce que celles-ci ne maîtrisent pas le langage liturgique, celui du rituel, qui leur permettrait de se remémorer collectivement leurs expériences spirituelles. Langage symbolique complexe, le rituel implique la théâtralisation d’expériences fondamentales, de moments de passage. Les femmes ont été écartées de ce savoir essentiel qu’est la mise en scène de leur trame spirituelle. L’analphabétisme s’avère d’autant plus complet que les moments importants de la vie des femmes, les moments de passage ne sont pas pris en compte. Comme les analphabètes qui ont du mal à faire reconnaître leur valeur dans le monde des lettrés, les femmes sont pleines d’expériences spirituelles mais elles se sentent vides parce que, dans le monde patriarcal, leurs expériences ne sont pas reconnues comme porteuses d’une dimension spirituelle.

Ce diagnostic peut paraître passablement sévère et déprimant, mais il importe de rappeler que la prise de conscience qui l’a rendu possible a pris forme à l’intérieur d’une expérience collective, celle de L’autre Parole et que cet expérience a permis l’émergence d’une véritable spiritualité féministe.

L’expérience de L’autre Parole
La critique de la tradition spirituelle patriarcale, la réécriture des grands textes fondateurs1, l’élaboration de nouveaux rituels ont constitué pour nous autant de moyens pour contrer le colonialisme, l’amnésie et l’analphabétisme spirituels et pour nous donner une vision désexisée du religieux. Cinq postulats sous-tendent cette pratique : 1) de tout temps les femmes ont eu une vie spirituelle mais cette vie spirituelle a été fréquemment bâillonnée au profit de celle des hommes ; 2) il est possible de trouver des traces, des échos de la vie spirituelle des femmes à travers l’histoire, mais il importe que les traces, qui ont pris forme dans des contextes patriarcaux, soient reconsidérées à la lumière d’une herméneutique féministe ; 3) les femmes d’aujourd’hui ont besoin d’une mémoire spirituelle pour enraciner leur propre vie intérieure ; 4) l’expression de la vie spirituelle des femmes doit partir de leurs expériences concrètes de vie, expériences de joie, de souffrance, de plénitude et de limite ; 5) les symboles, les visions du monde des autres croyances et grandes traditions religieuses de l’humanité peuvent constituer des sources significatives d’inspiration.

La pratique spirituelle mise en oeuvre dans L’autre Parole engage les femmes à explorer leurs expériences personnelles et collectives pour en dégager les éléments signifiants, à retracer leurs parcours dans le désert, à décrire les temps de libération pour mieux identifier les moments et les conditions de passage d’un état à l’autre. Ce processus implique une capacité de confrontation critique de ce vécu à d’autres expériences passées et contemporaines car une spiritualité féministe ne saurait être narcissique.

Elle doit, au contraire, être capable de remise en cause, capable d’altérité. Ainsi la spiritualité des femmes de L’autre Parole peut être qualifiée de chrétienne, féministe, collective et en mouvement.

Elle est chrétienne parce qu’elle est d’abord profondément marquée par le matin de Pâques. Comme les deux Marie qui faisaient route ce matin-là pour retrouver le Crucifié, nous, femmes d’aujourd’hui, à l’aube de notre propre spiritualité, nous faisons route avec elles pour rencontrer non plus le Crucifié, mais le Ressuscité. C’est dire la source de l’espérance qui nous anime et notre confiance en la vie plus forte que la mort. Comme les deux Marie, nous allons de l’avant, laissant les apôtres enfermés dans leurs carcans patriarcaux malgré l’annonce de la bonne nouvelle de la Résurrection.

Elle est également marquée et par la nativité et par la Visitation. Par la Visitation d’abord, cette fameuse rencontre où Marie, la jeune, et Elisabeth, l’ancienne, se retrouvent toutes deux fécondes et complices dans leurs expériences partagées. La nativité ensuite où l’expérience de Marie nous permet d’exprimer nos propres expériences de fécondité, de mise au monde. La nativité fait du corps des femmes le lieu de l’incarnation. Nos corps sont alors perçus non pas comme les antres du péché, mais comme des havres de paix pour faire advenir la vie, toute la vie y compris la vie spirituelle. En ce sens, nous connaissons les douleurs et les gémissements de l’enfantement de même que la joie de voir et de contempler la vie qui naît.

Notre spiritualité est féministe. On la qualifie ainsi parce qu’elle remet en cause l’ordre patriarcal. Cet ordre, on s’applique à le découvrir ensemble pour être en mesure d’en révéler l’impact sur nos vies. Notre spiritualité, qui a un parti pris pour les femmes, se montre soucieuse de la libération de toutes les femmes. Elle est, dans ce sens, foncièrement solidaire. Il s’agit d’une spiritualité dérangeante au sens où elle nous sort de nos rangements, des voies tracées à l’avance pour nous faire emprunter des sentiers sinueux, à peine défrichés. Cette spiritualité fait le pari fondamental que les femmes sont d’un apport essentiel au devenir de l’humanité. Elle puise son inspiration notamment dans les mouvements de libération, les luttes et les revendications des femmes qui cherchent à édifier un monde nouveau, à faire advenir pour toutes et pour tous une « terre promise ». Dans ce contexte, les expériences des femmes, expériences de joie et de souffrance, d’aliénation et de libération, deviennent des sources inspirées et inspirantes.

Notre spiritualité s’élabore en collective. Les individues que nous sommes font le choix d’une spiritualité partagée, d’une spiritualité qui s’élabore en communauté. Nous n’avons pas de source unique pour l’alimenter ; nous la bricolons à partir de sources plurielles : nos expériences, celles de femmes et d’hommes qui ont marqué le christianisme et celles d’autres traditions religieuses. Nous avons renoncé à avoir un ou une maître ou guide spirituel ; nous avons fait le pari d’un discernement collectif, d’une élaboration de nos manifestations spirituelles en équipe et d’une expérimentation en groupe, en communauté. Cette spiritualité est donc l’oeuvre d’une ekklèsia.

Enfin, notre spiritualité est en mouvement. Nous ne produisons rien de définitif, nous refusons de nous fixer à des credos clos, donnés à l’avance et éternels. Nous n’avons pas trouvé la voie, nous la cherchons. Nous sommes appelées, comme le peuple hébreu, à quitter nos terres d’aliénation, nos sécurités et à nous mettre en marche. Nous connaissons des hésitations, des révoltes, des remises en question. Nous avons parfois faim de spiritualité et pas grand chose à manger. La manne peut se faire rare ! Il nous arrive d’errer dans le désert et même de tourner en rond ! À d’autres moments, on reprend confiance, on discerne mieux la voie à emprunter et le pas se fait alors plus assuré, joyeux même. Il nous arrive aussi de nous gaver, de festoyer, de célébrer, bref de refaire le plein d’espérance. De multiples risques jalonnent notre route : on peut se créer des veaux d’or, des idoles. C’est pourquoi notre discernement et notre vigilance sont constamment requis. Nous inventons, construisons, reprenons, transformons, réécrivons sans cesse nos prières, nos célébrations pour tâcher de mieux traduire la foi et l’amour qui nous habitent. Nous vivons un « work in progress » ouvert que nous sommes prêtes à partager.

MARIE-ANDREE ROY, VASTHI

1 Ce travail de réécriture ne signifie pas que nous voulons éliminer les Écritures existantes. Ces Écritures font partie de notre mémoire certes blessée, mais néanmoins vivante. Il nous importe cependant de proposer des Écritures alternatives, de redire dans nos mots les paroles que nous identifions comme fondatrices de notre foi. Nous nous faisons sans prétention herméneutes des Écritures et nous souhaitons que nos Écritures alternatives puissent en interpeller d’autres.