LE NUCLÉAIRE : SES AVANTAGES, SES DANGERS

LE NUCLÉAIRE : SES AVANTAGES, SES DANGERS

En février dernier, M. Bernard Pivot recevait à Bouillon de culture1, M. Georges Charpak, physicien, prix Nobel de physique 1995 ; Mme Dominique Voynet, porte-parole des Verts, représentante des Ecologistes ; M. Pierre Lelouche, député du Val d’Oise, délégué général du RPR, spécialiste des relations étrangères de la sécurité internationale et Mme Michèle Rivasi, présidente de la CRIIRADC (Commission de recherche et d’information indépendantes de radioactivité de la culture2).

C’est sur un ton plus que passionné que se déroulèrent les soixante-cinq minutes de l’émission dont le thème traitait des avantages et des dangers de l’utilisation du nucléaire, tant civil que militaire, dans nos sociétés contemporaines, et plus particulièrement en France. Pour les unes, le nucléaire réfère à une menace sérieuse de la sécurité et du devenir de la vie — à tous les niveaux — sur notre planète ; tandis que pour les uns, l’énergie nucléaire entraîne la propreté de l’environnement et des coûts moindres en approvisionnements énergétiques dans les sociétés industrialisées.

Voici quelques extraits de cette émission.

1 . Le nucléaire civil

Bernard Pivot introduit M. Charpak, partisan résolu de l’utilisation de l’énergie nucléaire, auteur du livre Feux Follets et Champignons nucléaires3.

M. Pivot interroge sur le nombre de morts qu’a pu causer Tchernobyl ? Cinquante mille, cent mille ? Est-ce que ça fait beaucoup de morts ? « Cinquante mille morts en cinquante ans, ça ne fait que mille morts par an  » de rétorquer le scientifique. Mais, Mme Rivasi souligne qu’à la suite de l’accident de Tchernobyl, la Commission internationale de protection radiologique a publié des statistiques — évaluation maintenant internationalement reconnue — qui dénombrent potentiellement cent trente cinq mille morts par cancer, plus cent trente cinq mille autres morts, en plus de tous les traumatismes psychologiques que ces habitants eurent à vivre à la suite du déracinement de leur terre d’origine et des nombreuses évacuations qui en découlèrent. Il faut aussi garder en mémoire tous les kilomètres carrés de terre aujourd’hui incultes pour des générations et des générations. Elle souligne au physicien qu’il ne semble accorder que peu de valeur à la vie des humains quand il compare les chiffres de morts statistiques dues au nucléaire avec les trois millions de morts annuelles causées par le tabac.

M. Charpak tient à rappeler à la présidente de la CRIIADC4 que dans son livre, il s’élève contre les essais nucléaires atmosphériques qui auraient pu causer cent cinquante mille morts certaines sans que personne ne dise rien, alors qu’on condamnerait pour crime de guerre un État qui aurait fusillé cent cinquante mille personnes à genoux au bord d’un trou. Mme Rivasi loue cette implication du savant face à l’arrêt des essais nucléaires militaires, mais il y a plus que ça.

M. Lelouche5, fidèle partisan du nucléaire et admirateur incontesté de M. Charpak, vante avec enthousiasme les avantages que la France, « recordman » mondial avec ses 56 réacteurs, retire de l’énergie nucléaire. C’est au début des années soixante-dix, à la suite de la crise mondiale du pétrole, que les gouvernements de M. Pompidou et de M. Chirac promurent l’essor des centrales nucléaires. Décision politique appréciable, la France jouissant aujourd’hui d’une indépendance économique en énergie face aux autres pays. Mais, en même temps des erreurs technocratiques se sont glissées comme la filière plutonium, le passage au surgénérateur, la contamination de certains sols et finalement la surévaluation de la hausse du prix du pétrole qui aurait sans doute mérité un accompagnement nucléaire plus grand.

À la question de M. Pivot : « Quelle est la fiabilité des 56 réacteurs en France ? Pourrait-il y avoir un jour un Tchernobyl en France ? » « Impensable ! » répond M. Charpak. Les réacteurs nucléaires sur le territoire français sont sécuritaires et c’est pourquoi il dort en paix. Mais, Mme Rivasi rappelle au physicien qu’il est admis que quelques centrales françaises seraient tout à fait inadaptées à la vente en certains pays sous-développés et que malgré la recherche scientifique rien ne garantit que les populations ne subiront pas dans l’avenir des dommages irréparables causés par des réacteurs nucléaires que l’on dit à sécurité maximale. « Qui aurait imaginé, M. Charpak,qu’un tel déclin concernant la sécurité des centrales nucléaires en Russie, se serait un jour produit ? » Elle conclut donc qu’on ne peut pas miser sur l’avenir en équipant tous les pays du monde en centrales nucléaires.

Toutefois, le scientifique affirme que le CERN6 peut prétendre à des centrales beaucoup plus sécuritaires, mais que la puissance de fonctionnement ne serait qu’au quart ou au tiers de l’efficacité connue. D’ailleurs, des pourparlers sont actuellement en cours concernant la construction d’une centrale franco-allemande dix fois plus sécuritaire que ce qui peut exister maintenant.

La future centrale sera beaucoup plus sécuritaire de rétorquer Mme Voynet, mais à quel surcoût ? Et il faut s’interroger. « Comment financer ce genre d’équipement ? Comment financer la surveillance à très long terme, pendant une durée qui défie l’imagination humaine ? Est-il éthique de transférer sur les générations à venir des coûts exhorbitants dus au nucléaire ? Et les déchets ? »

Un reportage montre comment chacun se débarrasse à sa manière des déchets nucléaires. Par exemple, l’Allemagne les enfouit dans le sol, alors que l’Angleterre a, proprement, jeté jusque dans les années 80, soixante-quinze mille tonnes de déchets radioactifs en pleine mer à trente kilomètres des côtes françaises. D’autres, plus sages, ont investi des sommes folles pour isoler les déchets dans des centres de stockage protégés. Les déchets nucléaires sont classés de faiblement, moyennement à hautement dangereux. Même si la vie de certains résidus est de très courte durée, pour d’autres elle est de mille, dix mille, cent mille ans.

M. Charpak estime que les communistes de l’Union soviétique ont non seulement tué le socialisme, mais qu’ils ont lourdement handicapé l’avenir du nucléaire dans le monde.

M. Lelouche rappelle alors, qu’en 1996, la conférence du G7, présidée par la France, a signé une entente pour financer la remise en ordre de l’Ukraine, notamment à Tchernobyl. L’Occident est actuellement en train d’acheter l’ancien parc nucléaire soviétique, ainsi que les armes nucléaires, afin d’en extraire le plutonium pour assurer la sécurité de ces sites. Cette décision coûte à l’Occident des milliards de dollars et ce n’est qu’un début.

2. Le nucléaire militaire

L’animateur constate qu’autant ces messieurs sont très favorables au nucléaire civil, autant ils sont contre le nucléaire militaire. D’ailleurs, M. Charpak dit bien dans son livre qu’il souhaite la réduction à zéro de tout l’armement nucléaire dans le monde.

Selon lui, ce moyen de dissuasion qui a procuré cinquante ans de paix à l’Europe, n’a plus sa raison d’être maintenant que l’Union soviétique s’est écroulée. Il rappelle qu’avec la fin de la Guerre froide, en 1989, de longs gémissements de douleur se sont fait entendre dans les laboratoires militaires du monde. Car, il suffisait d’évoquer, à tort ou à raison, la possibilité d’être la cible de l’ennemi pour décrocher des crédits souvent faramineux des gouvernements en place. Sans oublier que l’armement est le principal générateur d’emplois, directs et indirects, dans nombre de pays. Que reste-t-il de cet arsenal nucléaire ? En France, il reste encore cinq cent têtes nucléaires7, tandis que la Russie et les États-Unis s’en partagent vingt mille chacun et entre dix à vingt mille sont comptées dans d’autres pays.

Selon M. Pivot, il faut continuer d’avoir peur que la planète saute. Alors, que faire ?

M. Charpak aimerait que la France donne mondialement l’exemple en réduisant à zéro ses réserves militaires nucléaires qui lui coûte quinze milliards par an.

M. Lelouche est d’accord que les arsenaux doivent baisser, mais il doute que l’exemple de la France puisse entraîner les grandes puissances à diminuer leurs stocks. Mais, voilà, un autre grand danger plane sur le monde : les instructions pour faire la bombe atomique circulent sur Internet. De plus, il faut savoir qu’il y a énormément de matières qui viennent des réacteurs de l’Est qui sont accessibles. Selon le politicien, il ne faut pas sous-estimer les terroristes. On n’a qu’à se rappeler l’attaque dans le métro de Tokyo par les armes chimiques et à se rappeler les missiles bricolés en Irak. Alors, l’arsenal hérité de la guerre froide, n’est- il pas toujours utile ? La France doit garder son pouvoir de dissuasion.

Mme Rivasi : « Peut-être y aura-t-il une guerre nucléaire ? Qui en serait les coupables ? Les scientifiques qui ont développé l’énergie nucléaire  ». Tollé de protestations de la part de ces messieurs. Et les déchets radioactifs qui peuvent causer des dommages très importants avec les terroristes qui peuvent fabriquer très facilement des armes nucléaires, ne risque-t-on pas de courir à la catastrophe nucléaire ? « Voyez, nous sommes deux femmes et qu’est-ce que nous défendons ? On défend l’avenir, on défend le bien. On se dit, il faut arrêter le développement de l’arme nucléaire ».

« Mais qu’est-ce que ce sexisme à l’envers. Moi, aussi, je pense à mes enfants, de dire M. Lelouche. N’allez pas croire que je défende les armes, je défends la paix. Alors, il faut poser la vraie question : est-ce que l’Europe sera plus en sécurité si elle se dénucléarise ou si elle se garde une dissuasion minimum avec cinq cents têtes comme en a la France ? »

M. Pivot invite M. Charpak à fermer le débat.

Celui-ci croit qu’il faut se débarrasser des superstitions et des passions sans mesures pour regarder les perspectives qu’ouvrent la science et les nouvelles technologies. Son livre n’a pas d’autres intentions que d’ouvrir un débat avec le monde qui est disposé à parler de façon rationnelle. Selon lui, l’écologie est nécessaire à la sauvegarde de la planète. Ceux qui sont partisans de la dissuasion, comme les Soviétiques, existent encore. « Je souhaite que les décideurs fassent davantage appel aux scientifiques comme autrefois on a fait appel aux bouffons du roi qui avaient le droit de dire ce qu’ils voulaient aux souverains et d’insulter les courtisans  ».

Dans l’avant-propos de son livre Feux Follets et champignons nucléaires, M. Charpak cite ces mots d’Albert Einstein :

Je ne sais pas avec quelles armes sera menée la Troisième Guerre mondiale, mais je sais que la Quatrième le sera avec des bâtons et des pierres.

Quand je vois des contemporains vanter, à tout prix, les mérites du nucléaire dans le but « bien noble » de procurer à leurs semblables du confort, sans tenir compte des autres qui disent « Attention », je suis bien perplexe. Quand je regarde agir, quand j’écoute les réflexions de certains de mes semblables, je n’ose imaginer qu’un jour mes arrière-petits-enfants et mes arrière-arrière-petits-enfants pourraient fouler, quelque part, le sol de la planète, vêtus d’une combinaison isolante, le visage couvert d’un masque, n’ayant plus que des centrales nucléaires désuètes à visiter comme monuments.

HÉLÈNE SAINT-JACQUES, BONNE NOUV’AILES

1 Émission par câblodistribution, TV5, La télévision internationale.

2 Commission indépendante créée suite à la catastrophe nucléaire du 26 avril 1986 à Tchernobyl, (Ukraine) en Union soviétique.

3 Georges Charpak, Richard L. Garwin, Feux Follets et Champignons nucléaires, Dessins de Sempé, Editions Odile Jacob, Paris, 1997, 386 pages. Richard L. Garwin, ami de M. Charpak, avait à vingt-trois ans conçu la première bombe à hydrogène de l’armée américaine. Il a quitté le Pentagone pour aller travailler chez IBM. Son rigorisme à dénoncer les armes inutiles et son entêtement à se battre contre la spirale insensée des armes nucléaires qui avait conduit les Américains à 35,000 et les Soviétiques à 45,000 têtes nucléaires, firent de lui l’homme le plus haï du Pentagone.

4 Cette Commission créée en 1986, suite aux rapports mensongers sur l’accident de Tchernobyl, travaille pour l’Assemblée européenne.

5 Pierre Lelouche, Légitime défense, Vers une Europe en sécurité au XXIe siècle, Éditions Patrick Banon, Paris, Préface Charles Millon.

6 Laboratoire européen pour la physique des particules, appelé lors de sa création, en 1952, Conseil européen pour la recherche nucléaire (CERN). Implanté à Meyrin, il est situé aux frontières franco-suisse. Il y a construit des accélérateurs de particules et le plus grand anneau de collisions au monde (LEP).

7 Une tête de nucléaire équivaut à dix fois Hiroshima.