LE PARDON : ENTRE CÔTÉ COUR ET CÔTÉ JARDIN

Les membres du groupe Vasthi ont choisi d’illustrer leurs réflexions sur le pardon de manière théâtrale. Entre côté cour et côté jardin, elles ont pris la parole. En cinq temps, elles ont déclamé la rage, l’amertume, l’espérance, le désespoir et l’abandon qu’on retrouve dans les mots de l’Albertine de Michel Tremblay (1984). En cinq temps, avec bruit de casseroles pour introduire l’émotion, elles ont clamé des histoires de femmes comme en autant d’échos de solidarité à toutes celles qui, aujourd’hui, ont traversé le temps, le pardon et la vie. Entre 30 ans et 70 ans, que ce soit du côté cour ou du côté jardin, le pardon reste une possibilité vibrante d’émotion qui trouvera son chemin en son temps. Albertine à 30 ans (Son de casserole qui exprime la rage, la colère) L’espoir et la passion d’Albertine sont défraîchis. Envoyée une semaine en repos à la campagne parce qu’elle a frappé sa fille. Albertine est assise sur la galerie de la maison de sa mère et se confie à sa sœur Madeleine. Côté cour Madeleine, j’ai en dedans de moi une force tellement grande ! Une… J’ai une puissance, en dedans de moi, Madeleine, qui me fait peur ! Pour détruire. Je l’ai pas voulue. Est là. Peut-être que si j’avais été moins malheureuse j’aurais fini par l’oublier ou la dompter… mais y’a des fois… y’a des fois oùs que j’sens une… rage, c’est de la rage, Madeleine, de la rage ! Chus t’une enragée ! R’ garde… la grandeur du ciel… Ben la grandeur de c’te ciel-là arriverait pas à contenir ma rage, Madeleine ! Côté jardin Albertine me fait penser à Claudette qui, à 30 ans, s’est retrouvée en psychiatrie. Elle corrigeait sa fille à coup de douches froides parce que ça laisse pas de traces. « La petite ressemble tellement à son père que ça m’enrage… Un beau jour, il est parti. Il nous a crissé là ! ! ! Je l’aimais tellement…, je me le pardonnerai jamais d’avoir été aussi niaiseuse ! J’y en veux tellement…, je leur en veux tellement… que ça m’enrage ! Albertine me fait aussi penser à Manon qui, à 30 ans, avait déjà trois enfants. Un matin, la protection de la jeunesse (DPJ) est entrée dans maison et a pris les petits. Il faut dire que depuis que son frère et son oncle ont abusé d’elle, Manon se drogue. J’espère qu’ils vont me pardonner. Je les aime mes enfants. Mais des fois… j’m haï ! j’m’ haï tellement… Que chu pu capable d’aimer ! Pis, parlez-moi pas de pardonner à ces deux maudits cochons-là… Chu pas capable ! Finalement, Albertine me rappelle Chantal qui, à 30 ans, rêve d’avoir un beau bébé. Mais c’est impossible ! À 16 ans, elle s’est faite avorter. L’intervention a mal tourné. Aujourd’hui, Chantal est stérile. Vous pouvez pas imaginer comment j’me sens en dedans… J’en veux au monde entier ! Mes parents, le docteur, le gouvernement, la religion… Je les tuerais toutes comme ils ont tué mon beau bébé. Oui, oui, je le sais qu’il faudrait que je leur pardonne… Que je me pardonne… qu’on se pardonne… » Albertine à 40 ans (Son de casserole qui exprime tant l’épuisement que la haine.) Côté cour J’espère qu’il y a un autre monde parce que celui-là n’est pas endurable. En tout cas lorsqu’ils vont annoncer un voyage sur la lune j’vas prendre un ticket aller simple, je serai heureuse là-bas même s’il n’y a personne. J’ch’ us tannée de la famille et des enfants. On sait ben qu’il faut que j’endure toutt. C’est dur de se sentir seule dans une maison pleine, où moma, ma fille et moué n’dépompons pas du matin au soir. A 11h j’ch’ us épuisée. J’peux pas pas crier, mon cœur déborde de haine, ma fille est une guidoune et mon fils est un arriéré. J’ai pas le monopole de la souffrance mais c’qui m’arrive est toujours pire que c’qui arrive aux autres. Des fois je pense que c’est la rage qui me tient en vie. Nous les femmes sommes responsables de toutt nos malheurs, ces sont les hommes qui ont faite le monde et qui le mènent. Côté jardin Je me nomme Clémentine et je suis née dans un monde où les femmes n’avaient que deux voies : se marier ou se faire sœur. Moi, je suis une fille à fille. Je n’ai eu le choix que de me marier, ma mère a choisi pour moi. J’ai épousé Jacques qui lui aussi n’avait que ce choix. Nous avons eu deux enfants parce qu’il fallait faire des enfants. Ils ont écopé toute leur enfance à cause de ma haine et de ma rage. Ils ont mal tourné. J’ai une vie misérable. Je suis tout le temps frustrée, en colère, dégoûtée de ma vie, désabusée et complexée. Je hais ma vie, je hais ma mère, je hais la société, je hais l’Église. J’ai 40 ans et nous sommes en 2012. Il est temps de me dépoussiérer. De prendre ma vie en main, de grandir, de devenir adulte. Albertine à 50 ans (Son de casseroles qui se cognent doucement sous l’effet du vent.) Albertine raconte les décisions qu’elle a prises au sujet de sa fille Thérèse et de son fils Marcel. Côté cour J’ai 50 ans. Pis j’ai décidé que c’est pas nécessaire de ramâcher les vieilles affaires jusqu’à la fin de mes jours ! Non, aujourd’hui, j’prends c’qui passe… pis quand un beau grand ciel tout en couleur se présente à moi, j’m’arrête pris j’le regarde ! Et quand je r’ pense à mes 30 et 40 ans, j’voudrais donc t’avoir jamais ressemblé ! C’est pas vrai que joue à être heureuse… chus heureuse d’être en vie. J’ai découvert que dans la vie, pour se faire entendre, faut désobéir ! Si on veut faire quequ’ chose, faut désobéir ! Sinon, on se fait écraser ! À 50 ans, j’ai désobéi à mon rôle. J’ai dit à Thérèse que j’voulais pus rien savoir d’elle – pis j’ai fait placer Marcel… Quand j’me sus retrouvée tu seule, j’ai eu le vertige. J’me suis habillée en neuf, pis chus partie me chercher une job. Une job ! La liberté ! Mes enfants, j’les aime plus que ma vie mais sont mieux loin de moi pis moi chus mieux loin d’eux-autres. ». Côté jardin Lise, 50 ans en 2012 – J’ai voulu être une amie pour mes filles, pis j’ai voulu les aider en acceptant que les chums vivent avec elles chez nous, pis après dans le logement en haut de chez nous… pis j’aboutissais avec tous leurs problèmes, j’passais la nuit éveillée, j’en pouvais pu, pis elles, elles partaient au p’tit matin, bras dessus, bras dessous avec leur chum pour aller travailler. Faque là, leur père et moi, on a décidé que même si on les aimait, y était temps qu’elles s’assument. Pour elles, comme pour moi. On a vendu la maison, pis on est parti vivre ailleurs. Y sont toujours les bienvenus pour un repas, une visite, mais y font ce qu’on a fait. Elles s’organisent. Je reprends goût au bonheur, à la joie de les revoir, mais des fois je m’ennuie… mais je m’arrête surtout aux belles choses de la vie. Francine, 55 ans en 2012 – Après 35 ans, oui, après 35 ans, de vie commune, j’ai décidé que j’partais… mon fils a une bonne job, il vit déjà ailleurs depuis deux ans, ma fille n’a plus besoin de moi, et là, j’étais dans les compromissions et pas juste les compromis avec leur père. Oser, oui oser assumer sa liberté, oser assumer sa solitude, oser assumer son avenir économique, seule pour le moment et voir ce que réserve l’avenir. Faire confiance à l’avenir. Albertine à 60 ans (Son de casseroles qui montre le découragement.) Albertine trouve la vie pas endurable : la culpabilité qu’elle ressent à cause des failles à son devoir de fille et de mère l’ont amenée d’abord à se révolter, puis 10 ans plus tard, elle ne peut plus. Elle se retire de la vie, prend de plus en plus de pilules afin d’échapper à la souffrance. Côté cour Ch’ us fatiquée, moi… tout le monde me haït. Une cage… Ah oui… une cage… avec des barreaux qui t’empêchent de sortir… Parce que c’est toi qui est dans la cage… J’ose pas ouvrir le chassis. Je me suis enfermée pour me protéger… . Je me sens seule dans une maison pleine de monde… on s’en sacre de moi ! Y’a pas de mots pour décrire l’impuissance (du désespoir… je ne suis que rien)… Madeleine lui dit : T’as pas le monopole de la souffrance t’sais. Albertine répond : C’était pas m’expliquer que je voulais…. non, j’aurais eu besoin que tu m’écoutes et que tu me prennes dans tes bras… Des fois je m’en rappelle des contacts physiques… C’est dans ma tête que je m’en rappelle… La culpabilité ! [Quelqu’un] se rend compte de ma présence tout d’un coup ! C’est-tu là que ma vie menait… c’est-tu le prix pour quelques années de tranquillité ? Ou est-ce que tout ça arrive juste pour me punir ? Si t’es assez naïve de penser que ta vie dépend juste de toi ! Continue à penser que tu choisis la liberté ! Un jour la porte que je vais ouvrir va peut-être mener quelque part d’endurable. Là ou je vais aboutir ça va peut-être être moins pire qu’ici. ». Côté jardin Je pense à Anna qui s’occupe d’un fils autiste et maintenant, de son mari qui manifeste des symptômes de la sclérose en plaques. Elle sent qu’elle n’a plus de force pour continuer et imagine la paix qu’elle ressentirait en mettant fin à ses jours. Elle ne croit pas qu’on lui pardonnerait un tel geste de désespoir. (Bruit d’une boite de pilules qui tombe de sa main affaiblie.) Albertine à 70 ans (Bruit de casseroles qui montre l’espoir) 70 ans… j’attends ma deuxième mort avec sérénité. Délivrée du sentiment de honte et de culpabilité qui ont brisé ma vie… après la colère des 30 ans, l’amertume des 40, le regain de vie des 50 et le désespoir des 60, je connais finalement la sagesse d’une victoire sur la bêtise humaine. J’arrive dans un centre d’accueil pour vieillards et je ne peux rien faire d’autre que d’admettre que j’ai eu une vie abominable… mais la lune apparait… oui, il y a de l’espoir et le pardon… On peut passer donc à autre chose dans cette histoire de femme qui est aussi l’histoire des femmes, l’histoire de l’humanité. Le cri d’Albertine : Aucune femme ne peut rester indifférente.