Le rituel : désappropriation, réappropriation

Le rituel : désappropriation, réappropriation

Christine Lemaire, Bonne Nouv’ailes

Lorsque Micheline m’a demandé de travailler à cet exposé, mon vieux complexe d’infériorité, avec lequel je pensais bien avoir fait la paix, a refait surface.  De fait, comment parler de rituel à des spécialistes ?  « En étant toi-même », m’a répondu une petite voix, « en t’appuyant sur ce que tu es, sur ton expérience, ta singularité ».  Une réponse typiquement L’autre Parolienne, vous en conviendrez.  Je vous parlerai donc de désappropriation et de réappropriation du rituel en vous racontant mes souvenirs, mais aussi, en recourant à mes connaissances en histoire et à mes réflexions actuelles sur la société de consommation.  Après notre soirée d’hier, je pense que ce regard très personnel sur le sujet trouvera quelques échos dans votre propre démarche.

Une conquête intime du rituel.

Mes premières expériences du rituel sont positives.  Je viens d’une petite paroisse soreloise, Saint-Maxime, toute pénétrée des mouvements des années 70. Notre petite église franciscaine était d’une grande simplicité mais on la décorait abondamment.  On y chantait beaucoup et avec cœur, en suivant les paroles des cantiques sur un grand écran au dessus de l’autel. Si, au cours de ces années, les autres églises se vidaient, nous n’en savions rien ; la nôtre était toujours pleine à craquer.

 Sans jamais être vraiment impliquée dans la vie paroissiale, ma famille a toujours été intensément pratiquante ; il n’était pas question de rater une messe hebdomadaire.  Je suis donc reconnaissante à Saint-Maxime d’avoir rendu ces rendez-vous obligatoires aussi joyeux que possible. Ces fêtes correspondaient tout à fait à l’ardeur de mon enfance et de mon adolescence.

 Étudiante à l’Université de Montréal,  j’ai choisi l’Oratoire Saint-Joseph comme lieu de culte.  C’est que, durant mon enfance, mes parents m’y avaient amenée régulièrement.  C’était une façon de ne pas les quitter que d’y aller. Ma pratique religieuse n’avait donc rien d’autonome ; elle était mue par la volonté de mes parents.

 Toujours est-il que les messes à la Basilique n’avaient pas du tout l’aspect festif et intime des messes de mon enfance. On donnait plutôt dans le solennel.  L’écho faisait perdre toutes les paroles ; la froidure, tout sentiment de communauté.  Parallèlement à ces expériences, je faisais la découverte, par mes études en Histoire, d’une Église institutionnelle et dogmatique qui m’était jusqu’alors totalement inconnue.

 Le malaise a quand même pris quelques années à s’imposer. J’ai d’abord bien vite abandonné mes visites à l’Oratoire pour n’aller à la messe qu’avec mes parents. Puis, devenant définitivement Montréalaise, je n’y suis plus allée du tout, sauf à Noël où je constatais que la pratique rituelle était devenue folklorique pour moi autant que pour les autres participantes et participants.  J’ai vécu cette perte de sens avec dépit. Je me suis vite rendue compte que j’avais intensément besoin d’une pratique rituelle et que je n’avais plus de lieu pour la vivre.

 J’aurais alors pu me mettre à la recherche d’une communauté plus dynamique, mais ce n’aurait été qu’un changement de surface.  J’avais constaté, à écouter année après année, les homélies des prêtres que, même chez les plus dynamiques et les plus intelligents, on se répétait toujours. Je me suis mise à imaginer un grand classeur avec 52 chemises comprenant le sermon à dire pour chaque semaine de l’année liturgique.  Pour ma part, je me considérais alors en grand besoin d’exploration ; je voulais apprendre et non me faire répéter toujours la même chose.

 Et puis, j’étais féministe !  En chaire, la seule façon dont un prêtre pouvait  parler intimement d’une femme, c’était en parlant de sa mère.  Est-ce suffisant pour parler des femmes à des femmes ?  Que manquait-il donc à ces célébrations ?  J’ai appris, grâce à L’autre Parole, qu’il me manquait moi.

 Mon adhésion totale à L’autre Parole et la sensation d’avoir enfin trouvé mon lieu, je les ai ressenties en prenant part à une première célébration.  Nous n’étions que quatre, mais nous étions bien assez nombreuses pour que l’Esprit se mette à souffler.  Je me souviens avec émotion de cette invitation, une première pour moi, mais toute naturelle pour les autres participantes, à se dire, à se raconter et à énoncer sa joie et son espérance.  Voilà une célébration de L’autre Parole : la mise en place d’un cadre flou mais soigné pour laisser advenir ce qui importe vraiment, c’est-à-dire la tête, le cœur, le corps et la foi des participantes.  Bref, un lieu où tout l’être est sollicité et impliqué.

 On dit souvent qu’une bonne façon de changer fondamentalement quelque chose en soi, c’est de se comporter comme ce que l’on voudrait devenir. Les gestes concrets précèdent alors l’attitude à créer.  Ainsi, inspirée et portée par toutes les membres de la collective, j’ai commencé à pratiquer librement les rituels  bien avant de me sentir vraiment libre de le faire. Cette liberté profondément ressentie, est somme toute assez récente. Sa conquête tient à trois éléments.

 D’abord à l’Église elle-même. Les années m’ont fait perdre l’espoir que l’Église institutionnelle puisse changer de son plein gré sa position sur les femmes, la pratique du pouvoir et les faits incontournables de la vie moderne.  Elle ne perdra jamais cette conviction d’avoir raison en tout et contre tout, ce regard condescendant sur ce qui est différent et interpellant et qu’elle nomme péché. Elle a entre les mains un outil qu’elle seule croit encore tout puissant : le dogme, qu’elle nous claque en plein visage comme une porte qu’elle referme derrière elle, pour clore une discussion où elle n’a plus d’argument à apporter.  La perte de cet espoir de changer l’Église à l’intérieur même des structures existantes, m’a rendue plus légère pour prendre la route. J’étais libre de regarder en avant.

 Ensuite, la découverte d’autres lieux de pratiques rituelles, d’autres groupes que L’autre Parole et d’autres personnes préoccupées de faire naître la pratique rituelle de l’intérieur de soi, a rendu ma marche sur les routes nouvelles plus joyeuse et plus vive…  Quelle joie et quelle inspiration ont été suscitées par cette découverte des conquêtes de la liberté des autres, différemment énoncées, issues d’autres milieux, et d’autres prises de conscience, mais toutes aussi radicales, décapantes, nouvelles. Mon souffle, porté par celui des autres,  se trouve vivifié par cette motivation toute simple : le sentiment d’être Église malgré tout, autrement, mais jamais seule, même à l’extérieur de notre collective.  Ce sentiment d’une minorité qui, comme le levain de la parabole, se gonfle pour un jour « faire lever toute la pâte ».

 Le troisième élément déterminant pour moi, c’est la prise de conscience de ma responsabilité. J’ai eu la chance d’avoir, dans ma vie, une témoin privilégiée  de l’Évangile : ma très chère tante Jeannine. Cette femme, dont la foi est intelligente, répondait toujours à mes récriminations contre l’Église par une phrase toute simple : « Et toi, que feras-tu ? »  Par ailleurs, au fil de ma vie professionnelle, j’ai expérimenté un principe qui veut que nulle liberté ne soit  complète sans la responsabilité, et vice et versa.  Un autre moment fort de cette prise de conscience a été la conclusion de notre si belle célébration à Orford . Être personnellement appelée, parmi toutes ces femmes, à vivre le message de Jésus « hors les murs », a été pour moi une véritable confirmation.  Enfin, en décembre dernier, notre amie Sappho a formulé devant moi un autre aspect capital de la responsabilité. Elle nous a dit : « Je ne confierais jamais, à qui que ce soit d’autre, la responsabilité de ma vie spirituelle ».  Non seulement la prise en charge de la vie spirituelle est une obligation, mais elle doit nous être chère, précieuse et, de ce fait, fièrement revendiquée.

 En faisant le point avec vous aujourd’hui, j’en arrive à la conclusion que mes gestes de liberté commencent à peine à venir de l’intérieur, à être personnels.  Je suis consciente que cette quête ne sera jamais terminée, d’autant plus qu’un autre défi de taille m’attend : celui d’initier mon fils et ma fille au rituel, sans trop leur imposer mon regard d’éternelle adolescente et mes constantes remises en question.  Je voudrais les laisser s’abandonner au merveilleux de l’enfance, comme j’ai pu le faire moi-même, mais dans un contexte nouveau.

 Regards sur notre désappropriation collective du rituel.

Essayons maintenant de placer mon cheminement personnel dans son contexte historique.

 Ce que j’ai appris sur la contribution des femmes à la naissance et à la vie de l’Église a conforté ma conviction que leur participation au rituel est bien plus que justifiée ; elle est justice. Rappelons-nous d’abord que la vie spirituelle des familles de la Nouvelle-France était avant tout la responsabilité des femmes. En plein bois, beaucoup d’entre elles ont dû assurer certaines pratiques rituelles. Ces femmes sont nos mères ; leur ferveur peut nous inspirer.

 Puis, le christianisme est devenu, surtout après la conquête, un fondement de notre culture.  Le nombre de fidèles n’a donc pas tardé à augmenter, jusqu’à atteindre la presque totalité de la population canadienne française.  Aussi, faut-il se rappeler qu’une église pleine à craquer, n’a jamais été synonyme d’une église pleine de personnes en marche sur le plan religieux ou spirituel. Le désabusement que j’observe chez les pratiquants d’aujourd’hui est, à mon avis, tributaire de cette illusion. La participation au rituel principal, la messe, et aux autres rituels (baptême, mariage, funérailles) représentait bien plus ou bien autre chose qu’une démarche de foi ; c’était un impératif, une condition de cohésion sociale. Soulignons que les rituels qui ont encore aujourd’hui une certaine popularité sont ceux qui n’ont pas perdu leur signification soit sociale comme le baptême, soit émotionnelle ou psychologique comme les funérailles.

 Plusieurs éléments ainsi installés pour une  pratique autant sociale que religieuse sont devenus des entraves pour les pratiques exclusivement religieuses d’aujourd’hui. D’une part, le nombre et la taille des églises du Québec ont suivi notre essor démographique.  Ces édifices sont devenus le centre et le symbole d’un nouveau village ou d’une nouvelle paroisse, comme le sont aujourd’hui le mât du Stade olympique ou la tour du CN.  En conséquence, la froide immensité de ces lieux de rituel est difficilement adaptable à une pratique communautaire plus chaleureuse parce que plus intime. Et l’absence des participants du temps jadis s’y fait toujours sentir comme un échec.

 D’autre part, le grand nombre est toujours favorable à l’établissement d’une hiérarchie forte.  Il impose aussi un certain décorum.  En outre, le prêtre, toujours plus éduqué que ses ouailles, acquérait de fait, une autorité sur eux.  En chaire, on ne parlait pas seulement de l’Évangile. Qu’il s’agisse de politique ou de contrôle des naissances, nul lieu n’était mieux choisi pour faire les annonces et les avertissements nécessaires au bon fonctionnement de la communauté.  Ainsi, les besoins et les rôles sociaux d’autrefois ont coloré, comme il se doit, les rituels.

 Bien que Vatican II ait ouvert les portes et les fenêtres de nos églises, les lieux de culte n’ont pas changé fondamentalement. Avec un chœur et une nef, le rituel sera toujours structurellement hiérarchique et autoritaire.  Sans changement radical de structure et de lieux, le rituel demeurera toujours semblable à ce qu’il a été.  Même les célébrations de L’autre Parole, quand elles se font dans une église, ne sont-elles pas plus fidèlement calquées sur la messe ?

 Si Vatican II a bien prôné la responsabilité dans la démarche de foi ; j’ai le sentiment que la démarche de libération, elle, s’est arrêtée dans son élan.  D’abord, on a voulu voir en Église, une nouvelle race de chrétiennes et de chrétiens.  Mais on ne devient pas libre et responsable du jour au lendemain.  C’est un peu comme les métiers de pointe ; pendant qu’on forme de nouvelles recrues, la pénurie se fait affreusement sentir. Or, on ne peut pas faire en accéléré le cours « Maturité spirituelle 101 ».  C’est le revers de la médaille de cette « sagesse » vaticane, qui veut que tout le monde soit prêt, avant qu’on commence à faire quelque chose.

 Et puis, en accordant la liberté nécessaire à une pratique rituelle renouvelée, il faut s’attendre à la différence, à l’imperfection et à l’erreur.  Il faut aussi lâcher prise et faire confiance. Cette attitude n’a pas suivi les bonnes intentions de Vatican II.  La hiérarchie ecclésiastique québécoise d’alors, sortant de décennies d’absolutisme et se sentant (comme nous le verrons) menacée sur tous les fronts,  comment un changement aussi radical d’attitude aurait-il pu être possible ?  Le miracle ne s’est pas produit.

 Car, pendant que l’Église mondiale vivait les bouleversements de Vatican II, les Québécoises et les Québécois entraient dans ce que l’Histoire a appelé la Révolution Tranquille.  De ce côté, les valves de la liberté ont été ouvertes toutes grandes. Nos structures politiques, sociales et économiques en ont bougé sur leurs bases. Je dis « sur leurs bases », puisque nous n’avons pas changé de régime politique, juridique, ou économique.  Tout était cependant à refaire, mais les ressources et l’enthousiasme ne manquaient pas.  Les babyboomers sortaient de l’adolescence.

 Enfin, un autre vent de liberté s’est mis à souffler.  Une autre grande révolution tranquille s’est enclenchée , transformant notre société jusque dans ses fondements les plus intimes.  Le féminisme s’est mis à ne plus rien prendre pour naturel et donc pour acquis.  Les femmes ont appris à déconstruire pour tenter de comprendre, elles ont pris la responsabilité de leur destin, elles ont initié les changements.  Ce qui s’est passé presque exclusivement au niveau de la classe politique chez les hommes,  les femmes l’on vécu peu à peu dans l’intimité et la singularité de leur vie quotidienne. Les intellectuelles se sont  mises à employer des grilles d’analyse féministes ; les femmes, en général, ont   changé leur regard sur chaque chose. On a fait l’exercice de tout remettre en question, peut-être intuitivement et sans doute à des degrés différents, mais c’est un exercice que toutes les femmes ont appris à faire.  Au niveau de la pratique rituelle, certaines femmes se sont mises à penser que ce n’était pas normal qu’un élément aussi fondamental de la vie spirituelle soit totalement l’apanage d’une certaine catégorie d’hommes.  Après le regard, les gestes ont suivi..

 Voilà donc l’Église face à ce vent de liberté soufflant violemment et dans tous les sens, sans que rien ne lui échappe.  La voilà de plain- pied dans ce que l’on a nommé la modernité.  Et moderne, l’Église d’ici l’est devenue de bien des façons.  Elle compile des statistiques, fait des études, lance des campagnes de publicité, élabore des sites internet.  Bien sûr, elle prend les moyens nécessaires pour fonctionner dans une société plus hétérogène, plus consciente de ses droits, plus éduquée et donc beaucoup plus critique.  Elle s’adresse en effet à une population que l’on cible, à qui on offre une myriade de choix.  À mon avis, l’Église a fait bien plus que d’assister à l’émergence de la société de consommation.  Elle a, bien souvent, adhéré à la logique marchande.  Voyons comment cette logique agit dans l’espace rituel.

 Dans un contexte où les clercs devaient céder la place aux laïcs et aux jeunes dans tous les domaines de la vie sociale, on peut comprendre qu’ils se soient accrochés à leur know how spécifique et incontesté, à ce qu’ils connaissaient sans que personne d’autre ne puisse le leur revendiquer : la pratique religieuse.  Le religieux aux religieux : voilà la planche de salut de l’Église d’ici, mais voilà aussi, une cause de sa perte.  Deux marchés, pas vraiment compatibles, se sont constitués : celui des traditionalistes à qui certains ont préféré répondre et celui des « jeunes » à qui certains autres – surtout ceux qui croyaient le plus profondément aux enseignements de Vatican II – ont décidé de s’adresser.  Mais dans sa version traditionnelle comme dans sa version améliorée, on a considéré le rituel comme un produit, un bien de consommation.

 Je m’explique. La logique marchande, veut que l’on prenne comme unique critère de jugement d’une action, ses conséquences sur l’activité économique.  Dans ce contexte, les personnes sont considérées soit comme des actionnaires, soit comme des unités de production, soit enfin, comme des consommateurs. Ces rôles ne forment pas un tout : ils se manifestent plutôt comme les diverses personnalités d’un schizophrène, en se substituant, sans liens précis, les unes aux autres.

 L’actionnaire chrétien paie sa dîme ; il est responsable de la santé financière de son institution. S’il veut que son institution vive, il doit y investir.  Une unité de production chrétienne peut aller lire une épître durant la messe, mais elle ne prendra jamais part au choix de ces lectures, c’est-à-dire à la conception du rituel lui-même, rôle délégué à la haute direction, les clercs, dans le cas qui nous occupe. Enfin, le consommateur chrétien, en payant une messe ou en donnant à la quête, a le sentiment de payer pour le service qu’il utilise.  Il vient d’acheter quelque chose dont il n’est pas plus responsable qu’il ne l’est du bon fonctionnement du grille pain qu’il vient d’acheter.  En échange, il assiste à un spectacle : le rituel.  Ce produit spirituel peut être personnalisé, comme le sont le mariage ou les funérailles ; dans ce cas, il coûte plus cher.  Le plus souvent, c’est un produit de masse : la messe du dimanche.  Si le spectacle est bon, le consommateur est heureux.  Les critiques sont bonnes, le bouche à oreille se fait, l’église est pleine.  Si le spectacle est ennuyeux, on cesse d’y aller.  A-t-on, de nos jours, le temps d’assister à 52 spectacles ennuyeux et je dirais même plus : est-on assez masochiste pour assister 52 fois de suite au même spectacle ennuyeux ?

 Nous sommes donc bien loin de la responsabilisation prônée par Vatican II.  Au contraire, nous avons développé, face au rituel, une attitude de consommateurs.  Persuadés que le client a toujours raison, comment pourrait-on se remettre en question ?  Ailleurs, les marchands vont chercher le client là où il est et ils s’évertuent pour l’amadouer, l’étonner, le faire rire.  Ils ne lui demandent aucun effort, encore moins – surtout pas ! – de réfléchir ou d’être intelligent.  Le consommateur est roi, il s’attend à être séduit et il l’est bien souvent.  S’il n’aime pas, il s’en va, c’est tout simple.  Il va magasiner ailleurs.  Dans le contexte qui nous occupe, cet ailleurs est florissant : au mieux, on découvre les autres grandes traditions religieuses, au pire, on adhère à une secte. Voici le nouvel environnement concurrentiel du rituel.

 Vers la maturité dans la pratique rituelle

Je ne peux pas parler de désappropriation du rituel, comme d’une expérience individuelle. La raison en est bien simple : avant mon entrée dans L’autre Parole, je n’ai jamais eu le sentiment que la pratique rituelle m’ait appartenu de quelque façon que ce soit.  La désappropriation, c’est en tant qu’héritage que je l’ai reçue.  Je peux cependant parler d’une intime reconquête, d’une  réappropriation toujours à faire, jamais totalement acquise, surtout pas définitive ; ce qui est pour moi, incroyablement stimulant. En outre, j’ai le sentiment de me retrouver, avec la société dont je fais partie, à la croisée des chemins.

 Dans son livre intitulé Quitte ton pays. L’aventure de la vie spirituelle,  Jean-Guy Saint-Arnaud parle des différentes étapes de la vie spirituelle en les calquant sur la vie humaine1. Ainsi, il y a l’enfance où le spirituel est empreint de merveilleux, où les symboles ne sont pas des symboles, mais des choses réelles.  Vient ensuite l’adolescence qui est le passage au crible des idées reçues dans l’enfance, avec le rejet inévitable de certaines d’entre elles.  Enfin, vient la maturité, période où la Tradition est assumée librement et de l’intérieur. Selon l’auteur, ces trois périodes ne s’excluent pas mais se cumulent et se renforcent l’une l’autre. Elles sont toutes trois permanentes ayant entre elles une relation dialectique.  Il me semble donc qu’avant les années cinquante, nous étions collectivement des enfants. Vatican II, le féminisme et la Révolution Tranquille nous ont fait entrer résolument mais surtout, irrémédiablement, dans l’adolescence. Il nous reste donc à acquérir notre maturité.

 Les communautés chrétiennes d’aujourd’hui ont besoin de bâtisseuses et de bâtisseurs adultes.  Jusqu’ici, l’Église, comme un parent trop autoritaire, n’a pu élever que des adolescentes et des adolescents en révolte, ou bien des brebis et des moutons.  Beaucoup d’analystes de la situation actuelle rêvent de faire advenir une Église davantage initiatrice. Dans son livre le plus récent, Normand Provencher parle d’élaborer une « pédagogie du changement »2 permettant entre autres, de faire des chrétiens et des chrétiennes des évangélisateurs et des évangélisatrices.  Or, le rituel, je peux le dire d’expérience, est un formidable outil de pédagogie spirituelle.  Imaginez ce que cela aurait pu avoir comme effet si, depuis Vatican II, on avait donné la liberté en même temps que la responsabilité. On aurait, au niveau du rituel, des personnes qui pensent que leur pratique rituelle n’est tributaire de personne d’autre que d’elles-mêmes ; des personnes habituées à prendre les décisions qui les concernent, à donner leur propre couleur à leur pratique et qui, en conséquence, sont à même de respecter celle des autres ; des personnes ne se sentant plus menacées par des questions qu’elles se seraient déjà posées.  On verrait aujourd’hui davantage de véritables témoins.  Mais peu importe.  N’est-il pas de la nature de l’adulte de se prendre en charge et ce, en dépit d’une enfance plus ou moins opprimée ?

 En considérant notre situation actuelle dans une perspective historique, c’est-à-dire dans le temps long, nous pouvons voir cette crise actuelle comme un moment fort et déterminant, comme un temps de changement radical.  Nous avons à quitter pour nous mettre en marche, en comprenant notre passé, certes, mais en cessant surtout de nous apitoyer sur notre sort et sans attendre que notre parent, l’Église institutionnelle, meure pour nous mettre à vivre librement.

 Nous, femmes de L’autre Parole, parce que nous sommes de cette tradition chrétienne, filles de notre peuple et surtout parce que nous sommes des féministes aguerries aux remises en question radicales des structures de notre société, nous pouvons déjà être ces personnes lucides et réalistes, mais toujours joyeuses et espérantes.  Avec notre univers symbolique, nos célébrations, nos expériences de vie et nos questions, nous sommes en mesure de proposer avec authenticité et conviction une autre pratique rituelle

1. SAINT-ARNAUD, Jean-Guy. Quitte ton pays. L’aventure de la vie spirituelle. Montréal, Médiaspaul, 2001, pp 93-98.

2. PROVENCHER, Normand. Trop tard ? L’avenir de l’Église d’ici. Montréal, Novalis, 2002, p. 25