L’ÉCOFÉMINISME SELON ROSEMARY RADFORD RUETHER : UNE SPIRITUALITÉ DE LA GUÉRISON

L’ÉCOFÉMINISME SELON ROSEMARY RADFORD RUETHER : UNE SPIRITUALITÉ DE LA GUÉRISON

La préoccupation ainsi que le mot écologique sont nés dans le monde des sciences biologiques de l’observation des dysfonctions dans notre environnement naturel : la disparition de plantes et d’espèces animales, par exemple, tout autant que la pollution de l’eau ou de l’air. Par la suite, une réflexion s’est amorcée, qu’on a qualifiée de « deep ecology » : elle s’intéressait aux modèles symboliques, à la fois psychologiques et éthiques, qui sont à la source de nos relations à l’environnement, et causent tant de déséquilibres.

C’est dans cette perspective que Rosemary Radford Ruether, théologienne féministe américaine, a présenté dans Gaia and God une réflexion théologique portant sur le thème de la guérison de la terre. Son intention, dans ce livre, est d’apporter une critique en même temps qu’une reprise de notre héritage culturel judéo-chrétien qui a donné naissance à la civilisation occidentale, responsable en grande partie des problèmes écologiques actuels.

1. Approche féministe d’une conscience écologique

Comme êtres vivants nous sommes tous interdépendants et nous faisons partie d’un écosystème. Telle est la vérité mise en lumière à mesure des découvertes scientifiques, depuis la vision héliocentrique (la terre tourne autour du soleil) de Copernic et Galilée, aux 16e et 17e siècles, en passant par la thèse de l’évolution des espèces vivantes avec Darwin, au 19e siècle, jusqu’à Einstein, au 20e siècle, et le développement de la physique subatomique comme de l’astrophysique. À partir de l’atome de carbone et des molécules organiques, le système vivant s’est développé par le processus de photosynthèse. Ainsi « par la photosynthèse, les précurseurs des plantes vertes pouvaient prendre l’énergie radiante du soleil, la convertir en hydrates de carbone, et expirer de l’oxygène à travers la combustion cellulaire. Ce processus créait les hydrates de carbone qui sont à la base de la nourriture pour toute la vie organique, de la même manière que l’oxygène dans les océans et dans l’atmosphère qui a permis à ces organismes de respirer.1

La conscience humaine elle-même est l’aboutissement de ce processus qui, en partant de la biosphère, a permis la naissance de la noosphère, comme l’a d’ailleurs déjà soutenu brillamment Teilhard de Chardin. Mais les humains ont, par le fait même, altéré leur environnement : le développement de l’agriculture, ensuite l’augmentation de la population humaine, l’utilisation des ressources, végétales et animales, puis l’invention de moyens techniques qui ont amené la production de ressources comme le pétrole et le charbon tirés de l’intérieur de la croûte terrestre. Tout ce développement de la planète-terre nous a conduits, au 20e siècle, à devoir rencontrer un immense défi : celui d’organiser notre reproduction (développement de la population), notre production (par l’industrialisation) et notre consommation (ex. l’élevage d’animaux) sans produire du même coup un écocide, c’est-à-dire la destruction de notre écosystème.

Par la conscience écologique, nous cherchons à garder l’équilibre en respectant l’écosystème de notre tissu nourricier. Le symbole de Gaia sert alors à nommer notre univers dans la vision holiste qui remet en cause la vision occidentale, dualiste, séparant l’esprit de la matière. Mais la science elle-même a joué le jeu d’un tel dualisme en séparant les faits et les valeurs. Si la conscience humaine et sa capacité d’intervention dans la « nature » est reconnue, nous dit R.R.R. , comment négliger la compréhension que nous avons de l’humain et sa manière d’agir, donc la spiritualité et l’éthique ? C’est la seule voie qui présente une alternative aux scénarios apocalyptiques concernant l’avenir de notre planète.

C’est ainsi que Rosemary R.R. en arrive à poser le diagnostic suivant : ce sont les relations de domination et d’exploitation qui sont responsables du mal écologique, relations de domination entre hommes et femmes, comme entre races et classes sociales ou entre pays riches et pays pauvres. Ce système de relations déformées, c’est le patriarcat, système socio-politique qui a aussi donné lieu à un rapport déficient à la « nature » : c’est le péché social.

L’expérience humaine de la négativité serait à la base de ce modèle de relation : devant le fait que les choses ne sont pas comme elles devraient être, on a eu tendance à établir une polarisation entre le mal absolu et le bien absolu, et surtout à l’identifier à ce qui est en dehors de soi, aux réalités physiques comme aux humains, personnes ou groupes. C’est ainsi, selon R.R.R., qu’une fausse manière de nommer le mal est à l’origine du péché : on a fait du mal aux autres en voulant vaincre le mal. Pour se sécuriser face à la menace du négatif, les humains masculins ont choisi de se séparer des autres et de les dominer, d’en faire des victimes, lesquelles consentaient en même temps à ce système de boucs-émissaires.

Notre tradition chrétienne telle qu’elle s’est développée, surtout à partir de Paul jusqu’à Augustin, a donné lieu à « une fusion de la vision éthique du mal chez les Juifs et de la vision métaphysique chez les Grecs »2. Il y a eu confusion entre le mal et le péché. Le fait que notre condition mortelle soit identifiée au péché ou vue comme la conséquence du péché a contribué à négliger la terre, à nier notre lien aux plantes et aux animaux. Entre autres, les femmes ont été méprisées à cause de leur fonction d’enfantement, devenant ainsi les boucs-émissaires pour le péché et la mort, responsables aussi bien de l’impureté que de la finitude.

Rosemary R.R. s’oppose à tous les scénarios apocalyptiques devant le désastre écologique ; elle croit à une possibilité de guérison de la planète par la guérison de nos relations déformées aux autres, à la nature : ce qu’elle nomme « une œuvre d’éco-justice ». Elle estime aussi que la tradition judéo-chrétienne contient des éléments précieux dans ce sens. En particulier, elle insiste sur la législation sabbatique en Israël qui avait pour but de permettre à la terre, aux animaux comme aux humains de se reposer et de se refaire, de plus en plus, sur l’espace de cinquante ans : il s’agit « d’une série de cycles concentriques, le cycle du 7e jour, de la 7 e année, et le 7 fois sept ans ou le Jubilé. »3 (Exode 23:12,23:10-11,21:2 ; Lev.25:6- 7,10,23).

À la place du modèle apocalyptique qui annonce la destruction du monde, le modèle du Jubilé permet une correction périodique du système qui produit du mal dans le monde. Cette possibilité de redressement périodique des relations injustes, de la pauvreté, de la violence, n’empêche pas de projeter dans le futur un Royaume messianique où la création sera renouvelée.

De même, dans les Évangiles, Jésus témoigne de cette vision du Royaume de Dieu comme une Bonne Nouvelle pour les pauvres. Le « Notre Père », comme le fait remarquer Rosemary R.R..reprend les éléments de la tradition du Jubilé. Mais les chrétiens, en voulant contester la vision ethnocentrique des Juifs, ont spiritualisé la vision du Règne de Dieu, et ce faisant ont marginalisé la perspective concrète d’écojustice. Dans le Nouveau Testament, on trouve aussi la figure du Christ cosmique qui permet de réconcilier la création et la rédemption, et qui a donné lieu à une vision sacramentelle du salut originellement et fondamentalement positive à l’égard du corps, et donc de la terre.

Pour Rosemary Radford Ruether, un nouveau sens de notre parenté avec l’ensemble des êtres vivants nous aidera à accepter la décomposition de nos corps pour entrer dans le cycle de la vie organique. C’est ainsi que nous sommes attachés à l’ensemble vivant qu’est Gaia. Alors une spiritualité écologique doit « affirmer l’intégrité du centre personnel de notre être, en mutualité avec les centres personnels de tous les autres êtres à travers l’espèce et, en même temps, accepter la finitude de ces « moi » personnels »4.

2. Une spiritualité de la guérison

La spiritualité que l’auteure de Gaia and God tire de sa vison éthique et théologique en est une fondée sur un processus de conversion intérieure en même temps qu’ouvert sur la transformation sociale.

Le coeur de cette spiritualité est le changement de conscience et de cœur nécessaire à la vision holistique, ce qui nous fait accepter d’être en interdépendance avec les autres comme avec la terre et « reconnaître que la véritable sécurité repose non dans un pouvoir de domination et la recherche impossible d’une invulnérabilité totale, mais plutôt dans l’acceptation de notre vulnérabilité, de nos limites … »5

Cette prise-de-conscience humaine se nourrit de la relation au Divin comme à sa source, à travers une double représentation : celle du Dieu de l’Alliance qui commande de protéger les plus faibles en restreignant le pouvoir des puissants, et celle de Gaia, cette autre voix venant du coeur de la matière, voix féminine longtemps réprimée qui parle de communion. Alors que celle-ci contribue à entretenir la compassion et la sympathie qui rendent possible l’amour de la vie, l’autre rend efficace le projet de vie écologique au moyen de systèmes organisés et de normes. Il s’agit, pour notre auteure, d’un véritable « éveil » qui comporte une essentielle dimension éthique, celle-ci étant fondée autrement que sur le dualisme bien/mal où l’on projette sur l’autre, femme, étranger, animal, etc, la négativité inhérente à notre condition. Si le mal consiste à « proliférer de façon cancéreuse »6 comme il arrive à toute force vitale — et donc si le mal est dans les relations mauvaises, déformées, le bien réside dans le fait de mettre des limites à ces forces vitales de manière à garder l’équilibre dans notre vie en communauté. Nos manières de vivre nos relations doivent ainsi répondre à l’équité, à la compassion et à une mutualité amoureuse de la vie. Et ceci en transformant nos sociétés.

Pour ce faire, dit R.Radford Ruether, nous devons changer les systèmes de domination en inventant de nouveaux modes de comportement, et ce à tous les niveaux ; autant dans les relations hommes-femmes, ou entre les diverses régions du monde que dans nos habitudes alimentaires ou de transport, dans la modification du monde du travail… Il faut aussi favoriser des thérapies personnelles qui permettent une croissance intérieure où nous pouvons abandonner nos peurs pour mieux nous ouvrir aux autres…

Consciente de l’énormité de la tâche, Rosemary propose de vivre cette spiritualité de la guérison « en bâtissant des communautés de réflexion et de résistance »7, communautés de base, locales, pour vivre, travailler, prier, différents groupes aussi organisés en réseaux, mais liés dans une même lutte ; lieux de célébration par des liturgies collectives qui nourrissent la vie symbolique et développent la « nouvelle conscience », lieux aussi pour expérimenter des pratiques alternatives.

En terminant, notre auteure n’oublie pas de dire qu’une telle spiritualité écoféministe exige un amour engagé pour la vie, pour les êtres vivants, pour les communautés de vie dont nous faisons partie, pour notre mère commune Gaia. Seul cet amour nous permettra d’entretenir une passion tenace ou durable pour les êtres vivants qui viendront. En un mot, c’est une option d’espérance.

LOUISE MELANÇON, SHERBROOKE

Source : Gaia and God. An Ecofeminist Theology of Earth Healing, Rosemary

Radford Ruether, Harper, San Francisco, 1992.

1 La traduction est mienne. Gala and God, p.43-44.

2 Ibidem, p. 126.

3 Ibidem, p. 211.

4 Ibidem, p. 251.

5 Ibidem, p.268.

6 Ibidem, p. 256.

7 Ibidem, p. 268ss.