L’ekklèsia des femmes en émergence ici : Sommes-nous une ekklèsia ?

Sommes-nous une ekklèsia ?1

Au Québec, peut-on parler d’ekklèsia des femmes ? Je vais tenter de répondre à cette question à partir de mon engagement dans la collective et à partir de mes travaux de recherche sur le mouvement des femmes dans l’Église d’ici. Il ne s’agit évidemment pas d’une réponse définitive, encore moins normative ; je vais simplement énoncer quelques-unes de mes réflexions afin de lancer le débat. Dans le cas de L’autre Parole, nous avons commencé à utiliser régulièrement le terme ekklèsia à partir du début des années 90. Cependant, je considère que dès 1976, soit à partir de notre fondation, nous avons eu une pratique qui s’apparente au concept d’ekklèsia. Je crois également que la pratique des autres groupes de femmes chrétiennes et féministes du Québec a des affinités tangibles avec le concept d’ekklèsia.

J’entends par ekklèsia une communauté dé disciples égaux où toutes les personnes sont des « élues », où toutes les personnes sont reconnues comme porteuses d’une parole signifiante et comme pouvant témoigner de la promesse de libération de l’Évangile. Cette communauté partage une même foi, un même amour et une même espérance.

Elle partage une même foi en l’utopie chrétienne, au Jésus ressuscité. Cela signifie que nous croyons que la vie est plus forte que la mort, qu’en tant que femmes nous sommes appelées- à vivre pleinement, à être des ressuscitées, des vivantes. Cela implique que nous travaillions à contrer les forces de mort du monde patriarcal. Cette foi au Jésus ressuscité contribue jour après jour à nourrir une confiance nouvelle en nous-mêmes, en nos capacités de sujettes actives et responsables et en la communauté des femmes engagée pour bâtir un monde meilleur. Cette communauté partage aussi un même amour que nous appelons sororité. Cela suppose que l’on apprenne la charité envers soi (se pardonner ses limites) et que l’on développe la solidarité entre femmes et avec toute l’humanité. Cet amour invite également à développer un profond respect à l’endroit de toute la création. Cette communauté partage enfin une même espérance c’est-à-dire que les personnes n’ont pas renoncé à devenir libres, à advenir dans toute leur humanité et qu’elles poursuivent collectivement et inlassablement leur quête pour l’égalité, la justice en vue de la transformation du monde.

Se dire ekklèsia cela suggère que l’on s’inscrit en tant que personne et en tant que communauté dans le temps et l’espace, que nous reconnaissons que nous avons un passé, un présent et un avenir. Notre passé, nous le situons en filiation avec la tradition chrétienne c’est-à-dire que nous sommes convaincues que notre utopie a été partagée par d’autres tout au cours de l’histoire. Cette mémoire s’avère balbutiante parce qu’on commence tout juste à se la donner. Pourtant, nous aurons besoin d’une mémoire forte si nous voulons nous projeter dans l’avenir. En effet, la reconstruction de notre passé, de notre mémoire constitue une condition essentielle pour exister en tant qu’ekklèsia aujourd’hui. Notre présent nous amène à vivre au coeur des préoccupations de notre temps, à partager les aspirations de l’actuel mouvement des femmes, à être partie prenante des pratiques de libération de toutes les femmes. Nous voulons un avenir parce que nous sommes fécondes et que nous désirons partager notre utopie avec toute l’humanité. Nous entendons inspirer une vision du monde et nous affirmer pleinement comme actrices de l’histoire sociale et ecclésiale.

Pour se dire ekklèsia il faut aussi être en mesure de proposer une théologie (une vision de Dieu), une lecture des Écritures, une spiritualité, une éthique, une praxis, bref un système de représentations religieuses alternatives qui peut faire sens tant au plan social qu’au niveau ecclésial. Notre théologie est balbutiante mais elle peut compter sur la contribution de la majorité des théologiennes d’ici. Il s’agit d’une théalogie, d’une théologie féministe. Elle part de nos situations d’oppression, d’aliénation et de nos pratiques libératrices. Elle implique une double herméneutique de la tradition chrétienne en tant que tradition patriarcale et en tant que promesse de libération. Le rapport aux Écritures constitue une des richesses et une des originalités de L’autre Parole. Nous effectuons un véritable travail collectif de réécriture qui implique une réappropriation des Écritures, dont nous avons été dépossédées pendant trop longtemps, et une inscription de notre expérience dans ces Écritures. Les chrétiennes féministes d’ici ont posé les jalons d’une éthique féministe en menant une réflexion sur les grands enjeux du devenir des femmes, notamment en ce qui concerne la maîtrise de leur corps et de leur santé reproductive. Ensemble, elles ont également voulu mieux cerner les relations qui régissent une communauté de disciples égaux (exigences de solidarité, d’écoute, de respect) et elles ont cherché à clarifier les valeurs, les attitudes qui traduisent leur option chrétienne et féministe. Au chapitre de la spiritualité, il existe de multiples expériences fort intéressantes. À L’autre Parole, dès les débuts, nous avons essayé de donner une langue spirituelle à notre engagement socio-politique et ecclésial. Par nos célébrations, nos rituels, nous avons été en mesure de célébrer, de prier notre longue marche de libération. Nous nous sommes donné des mots pour la dire, des symboles pour la nommer autrement, des gestes pour l’exprimer. Nous avons appris à maîtriser non seulement le langage logique, intellectuel de la théologie, nous avons su nous donner un langage poétique capable de faire le pont entre la raison et l’imaginaire, entre la terre et le ciel. Au plan de la praxis, plusieurs des numéros de notre revue illustrent l’engagement des femmes de différents milieux pour le changement de la situation de toutes les opprimées. Nous avons entendu le cri de celles qui ont faim et soif de liberté ; nous avons marché avec celles qui dénoncent les injustices ; nous avons clamé notre solidarité avec celles et ceux qui luttent pour un monde meilleur.

Mais, même si nous semblons réunir toutes les conditions requises pour constituer une ekklèsia, je pense que nous sommes éminemment fragiles, vulnérables. Je m’explique. Nous avons bien une théalogie, un rapport aux Écritures, une spiritualité, une éthique et une praxis mais tout cela demeure très partiel. Ce que nous avons, c’est une amorce et non un ensemble de ressources pour faire tradition. Notre théalogie reste fragmentaire, nos réécritures ne pèsent pas bien lourd, notre spiritualité, bien qu’inspirante est encore trop épisodique, notre éthique s’avère tout à fait balbutiante sans parler de notre praxis qui souffre de nos maigres moyens. En fait, pour constituer une ekklèsia rayonnante, capable de faire tradition, nous aurions besoin d’être en mesure de proposer une théalogie beaucoup plus complète (avec ce que cela implique d’ecclésialogie, de vision de Dieue, de relecture féministe de la tradition), une maîtrise plus ample des Écritures afin de générer davantage de réécritures, une éthique capable de discourir sur l’ensemble des grands enjeux de notre devenir, une spiritualité plus audacieusement inscrite dans le cycle de nos saisons et dans l’ensemble de nos expériences, une praxis qui dit toujours plus haut, toujours plus fort nos colères et nos espoirs.

Comment faire ? Nous sommes si peu nombreuses. Et les résistances ne s’atténuent pas avec les années, au contraire. Le patriarcat n’est pas au bout de son souffle ; il connaît actuellement un regain d’énergie qui lui permet de lutter contre les idées féministes et d’utiliser la violence sous toutes ses formes (psychologique, verbale, coercition administrative, etc.) pour intimider et faire taire les tenantes de l’ekklèsia. Il nous faut donc apprendre à vaincre la peur, à être fidèles à nous-mêmes et à notre projet d’ekklèsia. Plus que jamais nous avons besoin de développer des réseaux de solidarités féministes et chrétiennes tant ici qu’ailleurs dans le monde.

1 II s’agit d’une version légèrement remaniée d’un texte qui a déjà été publié dans le numéro 68 (1995) de L’autre Parole.