Évolution de la réflexion d’Elisabeth Schiissler Fiorenza

Évolution de la réflexion d’Elisabeth Schiissler Fiorenza

Tout en étant né des assemblées de féministes croyantes américaines (womenchurch), le thème de l’ekklèsia des femmes apparaît pour la première fois dans le dernier chapitre du livre « En mémoire d’elle » paru en 1983 (p. 467).

À ce moment, Schùssler Fiorenza oppose cette expression à celle de la « maison de Dieu » qui serait née vers le 2 siècle : elle réfère ainsi au processus de patriarcalisation de l’Église qui, à ses débuts, était plus charismatique sous la forme d’églises domestiques. Ce processus de patriarcalisation fut en même temps un processus de cléricalisation : les évêques devinrent les présidents de communautés, lors du partage du pain, autour de la table. L’expression ekklèsia des femmes représente autant une réalité d’aujourd’hui qu’une réalité future ou « eschatologique », comme le dit Schùssler Fiorenza : « Comme les femmes dans l’Église patriarcale ne peuvent décider de leurs propres affaires religieuses et théologiques, ni de celles de leur propre groupe — les femmes —, l’ekklèsia des femmes est autant une espérance future qu’une réalité d’aujourd’hui. Nous avons cependant commencé à nous rassembler en tant qu’ekklèsia des femmes, en tant que peuple de Dieu pour revendiquer nos pouvoirs religieux, pour participer pleinement au processus de prise de décision dans l’Église, et pour nous soutenir les unes les autres en tant que femmes chrétiennes ». (p. 468)

C’est une réalité essentiellement évangélique. On trouve, en effet, dans le Nouveau Testament, l’idée de la communauté des disciples égaux et égales : « Embrasser l’Évangile signifie entrer dans une communauté, l’un ne peut être réalisé sans l’autre. L’Évangile appelle à l’existence l’Église comme communauté de disciples égaux, continuellement recréée dans le pouvoir de l’esprit ». (p. 469)

Le Nouveau Testament nous parle du mouvement de Jésus et de la rencontre autour de la table de personnes de tout statut, sans exclusion :

« La spiritualité chrétienne, c’est manger ensemble, partager, boire ensemble, parler les uns avec les autres , se recevoir les uns les autres, expérimenter la présence de Dieu les uns par les autres, et, ce faisant, proclamer l’Évangile comme vision différente de Dieu pour chacun et chacune et surtout pour ceux et celles qui sont pauvres, exclus et humiliés. Tant que les femmes chrétiennes sont exclues de l’acte de rompre le pain et de décider de leur propre bien-être et engagement spirituels, l’ekklèsia comme communauté de disciples égaux n’est pas réalisée et le pouvoir de l’Évangile est fortement affaibli ». (p. 470)

C’est ainsi que pour Schùssler Fiorenza, la spiritualité chrétienne féministe consiste à rassembler L’ekklèsia des femmes. À certaines objections comme : l’ekklèsia des femmes ne participe pas de la plénitude de l’Église, il faut répondre : l’Église masculine hiérarchique non plus ; ou au fait qu’il s’agit de sexisme à l’envers, il faut répondre : c’est nécessaire comme étape de libération pour nous, non pas contre les hommes. C’est une façon de survivre spirituellement pour les femmes. On peut alors parler de spiritualité de l’exode, dans le sens où les femmes, pour se libérer, doivent traverser le désert. Et cela comprend aussi le fait de quitter l’équivalent des « oignons d’Égypte », de quitter la « maison de Dieu » ou l’Église masculine, avec tout ce qu’elle représente de privilèges ou d’habitudes bienfaisantes.

L’ekklèsia des femmes est tout autant en lien avec le mouvement des femmes actuel, dans sa dimension pluraliste et oecuménique qu’elle est en lien avec l’héritage biblique, du moins pour les Juives et les chrétiennes. Et le travail d’Elisabeth Schùssler Fiorenza, comme spécialiste du Nouveau Testament, contribue à nous redonner cet héritage.

La « Women-church » est le centre herméneutique de l’interprétation féministe de la Bible. Mais le mot ekklèsia correspond à un concept et à une réalité grecque. Il s’agit d’une notion civico-politique et non d’une réalité religieuse. Pour les Grecs, en effet, l‘ekklèsia est l’assemblée démocratique des citoyens libres. Le Nouveau Testament a utilisé ce mot pour nommer le rassemblement de tous les croyants à la suite de Jésus. Schùssler Fiorenza, en utilisant l’expression Vekklèsia des femmes réfère au mouvement des femmes qui s’identifient comme femmes, mais elle n’exclut pas les hommes en autant qu’ils s’identifient eux aussi à ce mouvement des femmes. Schùssler Fiorenza a particulièrement développé cet aspect socio-politique dans ses oeuvres subséquentes, dont Bread not stone (1984). Elle commence alors à approfondir la notion de patriarcat de manière plus large, comme un système de domination global. L’ekklèsia des femmes n’est pas vue comme une réalité exclusive mais plutôt comme une réalité politico-oppositionnelle à la patriarchie : elle vise la lutte de libération des femmes et leurs revendications de pouvoir. Plutôt que d’exprimer une stratégie séparatiste, elle souligne la visibilité des femmes dans la religion biblique et permet aux femmes de se protéger ou de protéger leur liberté par rapport au contrôle spirituel masculin.

Dans son livre paru en 1992 et intitulé But She Said, Schùssler Fiorenza poursuit son travail de construction politique de l’interprétation féministe de la Bible. Elle développe une méthode biblique autour de la rhétorique de l’ekklèsia : c’est un travail de déconstruction des textes androcentriques et des traditions patriarcales afin que l’héritage biblique serve à notre libération et à la transformation du système patriarcal. Elle raffine son analyse du patriarcat qu’elle nomme avec un nouveau mot, la kyriarchie. Ce mot renvoie à tout système de domination, que ce soit avec un empereur, un seigneur, un maître, un père ou un mari. Son analyse du patriarcat est une analyse systémique où différentes strates de domination se superposent et se multiplient les unes par rapport aux autres. Pour comprendre ce système de domination, Schùssler Fiorenza se réfère au monde grec : elle étudie le modèle de démocratie grecque qui, malgré l’institution de l’ekklèsia, de l’assemblée des citoyens libres, reste une kyriarchie dans l’ensemble de la société. On a reproché à Elisabeth S. Fiorenza son travail de reconstruction biblique. Il s’agit, en effet, d’un travail d’imagination qui recrée une réalité sous-jacente au texte lui-même. À cela, elle répond que r‘ekklèsia est en tension entre une réalité passée et une réalité avenir… On reconnaît là la dynamique eschatologique soulignée plus haut. Mais on peut aussi y voir une vision utopique, au sens premier de Thomas More, c’est-à-dire la représentation d’un non-lieu qui stimule l’engagement dans la réalisation de la communauté des disciples égales et égaux.

Finalement, dans son dernier livre « Jésus, Myriam’s Child and Sophia’s Prophet », Schùssler Fiorenza écrit : ekklèsia of women. Cette nouvelle expression veut souligner le fait que les femmes sont « plurielles », qu’elles ne représentent pas un groupe unitaire ou homogène. Mais l’expression veut aussi indiquer que sont inclus dans cette ekklèsia féministe les hommes des différentes classes dominées, ou ceux qui s’identifient aux différentes personnes dominées. Ainsi Yekklèsia devient de plus en plus un espace, une « contre-sphère » qui s’oppose à la kyriarchie : « La notion de ekklèsia of women, c’est-à-dire l’assemblée pleinement démocratique des femmes, cherche à conceptualiser un espace et un discours féministes « contrehégémoniques » à celui de la kyriarchie impériale ou démocratique dans l’Antiquité et la Modernité » (Jésus…,p. 27). L’expression ekklèsia des femmes réfère donc à un concept métaphorique, et ainsi devient une expression paradoxale non pas pour indiquer une exclusion mais, au contraire, pour marquer le fait que les femmes ont été, ou sont, exclues. Elisabeth Schùssler Fiorenza se présente ainsi comme un théoricienne, et même une idéologue en tant qu’elle vise une pratique de transformation politique : elle nous rappelle que la réalité est toujours construite à travers des systèmes de significations qui sont liés à des structures socio-politiques autant que religieuses.

Dans son dernier ouvrage, elle réfléchit aussi sur les discours féministes eux-mêmes. Elle fait, entre autres, la critique d’un discours féministe qui s’appuie uniquement sur le système du « genre ». Pour elle, il s’agit là d’une « privatisation », c’est-à-dire de l’abstraction du sujet, comme on le trouve aujourd’hui dans les discours post-modernes. Elle veut plutôt promouvoir le dialogue entre des femmes différentes de par leurs classes sociales, leurs races, leurs religions, leurs préférences sexuelles, etc. Il faut tenir compte de ces différences plutôt que de la différence de sexe (le masculin et le féminin ), qui renvoie à une identité, selon elle « essentialiste ».

Mise à part l’analyse féministe spécifique qu’elle fait du système global de domination, y compris la domination des femmes, Schùssler Fiorenza reprend les grands thèmes de la théologie de la libération. Le salut n’est pas possible en-dehors du monde et sans le monde. Il faut travailler déjà ici-bas à « une nouvelle terre et de nouveaux cieux », à une terre renouvelée, libérée de l’exploitation kyriarchique et de la déshumanisation. Il faut travailler à la réalisation de la justice et du bien-être pour tous, sans exception.