L’ekklèsia des femmes selon Rosemary Radford Ruether

L’ekklèsia des femmes selon Rosemary Radford Ruether

Rosemary Radford Ruether est reconnue comme une des pionnières et des piliers de la théologie féministe aux États-Unis. L’importance de son oeuvre à ce jour, plus de 250 titres, articles et livres, rend ses textes, des plus anciens aux plus récents, particulièrement instructifs sur l’évolution des intérêts et des thèmes de la théologie féministe depuis une trentaine d’années. Avec Rosemary R.R., l’on suit à la trace le cours des questions soulevées dans le domaine. Ainsi, l’auteure n’a pas, dès le début, pensé le mouvement du féminisme chrétien à partir du concept d’ekklèsia des femmes1. Quand et comment est-il apparu dans son texte ? Quelles ont été ses conditions d’émergence ?

La première mention de la « Women church », Rosemary R.R. la présente comme un concept d’identité politique, choisi collectivement lors d’un colloque, en 1983, auquel participaient huit groupes de femmes féministes et chrétiennes aux États-Unis2.

Il faut souligner que le mouvement féministe et chrétien aux États-Unis prenait un tournant au début des années 1980. Après le refus catégorique, par les autorités romaines d’admettre des femmes à la prêtrise, le point de mire du mouvement devait subir une modification. On a centré l’attention davantage sur le développement d’une spiritualité féministe et sur la création de ce que Rosemary R.R. appelle « une Église en exode », une Église authentique. Le mouvement ne fonderait plus son élan d’abord sur la visée de transformer les structures de l’institution-Église. L’ekklèsia des femmes, cela voudrait dire une manière de vivre la foi chrétienne à partir de l’expérience des femmes. D’où le choix des femmes, au colloque de 1983, de créer une coalition, appelée « Woman church »3.

Ainsi, dans ses premiers textes sur Pekklèsia des femmes, Rosemary R.R. décrit un tournant politique — et théorique — du mouvement des femmes féministes et chrétiennes aux États-Unis. On a alors donné un critère pour reconnaître l’appartenance à l’ekklèsia des femmes, précise l’auteure. Tout groupe de trois femmes ou plus, en quête d’une spiritualité féministe et engagé dans une déconstruction de la foi reçue, patriarcale, pourrait se joindre à la coalition comme ekklèsia des femmes. Celle-ci n’est toujours, donc, qu’une ekklèsia d’ekklèsia. Elle vit de la diversité des groupes ; elle part de la vie, de la base, de groupes localisés, contextualisés. Elle favorise une conversation continue, l’échange d’informations et de méditations ; elle donne une force politique aux regroupements des femmes ; elle les rend dangereux pour l’institution de l’Église qui s’obstine à refuser l’égalité des droits dans le domaine du religieux.

Rosemary R.R. insiste sur la diversité des ekklèsia des femmes qui n’est autre que celle de la vie. Elles sont diverses :

1) par leur forme d’organisation : groupes de partage d’expériences entre femmes ; groupes qui s’engagent dans des analyses ; groupes qui célèbrent et qui développent une spiritualité explicitement féministe ; groupes dont les membres partagent leur vie quotidienne.

2) par leur localité : selon l’accent mis sur les enjeux de race, de classes, d’identité sexuelle ; selon la confession ou la tournure oecuménique au sens étroit (oecuménisme chrétien) ou au sens large (rencontre entre différentes religions) ; selon les priorités, l’histoire du groupe et les lieux d’intervention.

3) par leur rapport immédiat à l’Église-institution : Rosemary R.R. distingue les réformistes qui oeuvrent dans le cadre de l’institution des radicales qui n’y sont pas.

4) par leur membership selon le sexe : les ekklèsia des femmes regroupent le plus souvent des femmes, entre elles, mais aussi, selon l’auteure, parfois, des femmes et des hommes en quête d’une spiritualité féministe.

Tout cela est ekklèsia des femmes et d’abord un mouvement politique délibéré de faire église autrement. Ainsi, chez Rosemary R.R., le terme « Women church » désigne d’abord la position politique d’un mouvement féministe et chrétien. Il apparaît dans la première moitié des années 1980, une quinzaine d’années après ses premiers textes sur les femmes et l’Église, et à mi-chemin de son parcours de publication à ce jour (1967-1997). Dès 1967, il faut le noter, l’auteure annonçait un programme dont elle n’aura pas dérogé par la suite. L’humanité arrive à maturité, écrivait-elle : les rapports entre hommes et femmes ne seront plus de domination ; l’Église, cependant, qui devrait représenter la nouvelle humanité continue d’incarner la vieille humanité ; cela doit changer4. Dans les vents d’espérance de la fin des années 1960, où tout semblait possible, elle annonçait qu’il n’y aura plus de hiérarchie ecclésiale dans l’Église, que chaque personne pourra s’y réaliser librement et qu’alors, la question de la prêtrise des femmes ou de leurs droits sociaux n’auront plus à se poser. Comme on le sait, cela n’est pas arrivé, et l’auteure poursuit aujourd’hui son engagement dans la même direction.

Mais l’ecclésiologie de Rosemary R.R., en 1967, interdisait le langage de la « Women Church ». On en trouve une explication dans un article de 19735. L’auteure y répond par la négative à la question de savoir si la sororité peut représenter l’Église. Elle entendait par sororité un « entre femmes » : un groupe de conscientisation, de support, de partages d’expériences et d’analyses féministes. La sororité ne faisait pas Église, selon l’auteure, parce que l’Église ne pouvait qu’être la communauté entière des hommes et des femmes. Une compréhension de l’Église chrétienne comme communauté accomplie et universelle, une utopie, où toutes et tous, ensemble, sont rassemblés en une même foi, ne permettait pas l’emploi d’un concept tel l’ekklèsia des femmes.

Il est intéressant de retracer, dans l’oeuvre de Rosemary R.R., un travail de déconstruction qui a précédé l’emploi de « Women church ». L’auteure a dû désapprendre quelques plis bien appris, tâche qu’elle énonce d’ailleurs comme un but de la théologie féministe. De 1973 à 1983, on peut repérer trois éléments de déconstruction d’une certaine compréhension du féminisme, de l’Église et de leur articulation.

1) Au milieu des années 1970, l’interpellation des femmes noires apparaît dans le texte de Rosemary R.R. Elle provoque la mise en question de l’universalité de sa propre position, comme féministe. Les blanches ne sont plus les seules féministes. Une nouvelle position se dessine, celle d’une lutte locale en solidarité avec d’autres groupes de femmes dont on peut également apprendre ce que nous sommes en train de devenir. La position occupée devient relative à la localité de luttes interreliées : race, classe, sexe, écrivait alors l’auteure.

2) À la fin des années 1970, ce sont les analyses des femmes latino-américaines qui apparaissent dans le texte de Rosemary R.R. (Pueblo 1979) et, en particulier, la thèse selon laquelle les communautés de base sont l’Église. Chacune d’elles représente pleinement l’Église en sa localité propre. L’auteure comprendra désormais l’Église comme un ensemble de communautés qui luttent pour la libération de manière située, en solidarité avec d’autres Églises locales de libération.

3) Au début des années 1980, Rosemary R.R. publie un certain nombre de textes sur le féminisme post-chrétien. Elle se situe par rapport à la position séparatiste de la tradition chrétienne. Elle la refuse et est conduite à articuler avec plus de précision qu’auparavant les deux lignes identitaires, féministe et chrétienne. Si l’on peut être les deux à la fois, ce sera chaque fois dans sa localité propre, tant féministe qu’ecclésiale.

Ainsi, une dé-universalisation de la position féministe et une dé-universalisation de la conception de l’Église chrétienne ont permis à Rosemary R.R. d’affirmer, désormais, que la sororité fait Église. La « Women church », selon l’auteure, sera le regroupement solidaire des communautés de base féministes et chrétiennes, non séparatistes de la tradition chrétienne, qui luttent localement en une solidarité tant entre elles qu’avec d’autres mouvements de libération sociaux et chrétiens.

Dans ce cheminement de déconstruction vers l’ekklèsia des femmes, qui deviendra un concept-clé de la théologie féministe américaine, la pratique (le mouvement des femmes) et la théorie (la théologie des auteures) sont demeurées étroitement liées. L’ekklèsia repose sur une compréhension du féminisme et de la foi chrétienne qui fait fonctionner la localité d’une position comme une force d’engagement en solidarité avec d’autres localités. Ainsi, l’ekklèsia des femmes ne peut qu’être une ekklèsia d’ekklèsia, une communauté de communautés dans leur diversité. Elle crée une culture alternative en christianisme, une tâche qui ne sera pas terminée par les générations présentes, selon Rosemary Radford Ruether, car le travail de décapage du patriarcat religieux est immense.

1 II est à noter que Rosemary R.R. utilise « Women Church ».

2 Les deux principaux textes de Rosemary R.R. sur la « Women church » sont : Women- Church, Theology and practice of liturgical communities, San Francisco, Harper & Row, 1985, 306 p. (On trouve dans ce livre un texte de l’auteure écrit en 1983) ; et « Women- Church : Emerging feminist liturgical communilies » : Concilium 186, 1986, p, 52-59.

3 Women », au pluriel, remplaça vite le singulier « Woman

4 Dans : « The becoming of woman in church and society », Cross Currents 17, automne 1967, p. 418-426. Voir aussi, The church against itself, New York, Herder and Herder, 1967.

5 Intitulé « Le sexisme et la théologie de la libération ». « Sexism and theology of libération : Nature, fall, and salvation as seen from thé expérience of women », Christian CenturydQ, 12 déc. 1973, p. 1224-1229.