L’élégance du hérisson

L’ÉLÉGANCE DU HÉRISSON

un roman par Muriel BarberyParis, Gallimard, 2006

Marie Gratton, Myriam

L’élégance du hérisson. Voilà un livre au titre intrigant, dont le contenu m’a complètement bouleversée. Depuis des mois, ce roman m’habite.

 C’est une ode à l’art et à la beauté sous toutes leurs formes : peinture, littérature, musique, sans oublier la gastronomie. C’est aussi une invitation à savourer les moindres petits plaisirs de la vie. C’est finalement la célébration de l’art le plus difficile entre tous, pour certaines personnes privées très tôt d’amour, celui d’ouvrir leur cœur à une grande joie, quand elles se sont résignées à n’en jamais connaître. C’est un récit à la fois drôle et triste, attachant et déchirant. En ai-je assez dit pour vous convaincre de la complexité et de la profondeur de ce roman ? Mais je ne m’en tiendrai pas à ce préambule, car ce serait trop abréger mon plaisir de vous en parler.

Muriel Barbery nous cisèle dans son ouvrage une galerie de portraits mémorables. Pour certains, elle use d’une ironie dévastatrice, le trait est acéré, et il paraîtrait même caricatural, si on ne le savait pas, hélas ! trop vrai et représentatif de certains milieux snobinards à Paris ou ailleurs… Pour d’autres, elle fait preuve d’une tendresse pudique, mais avec la même acuité du regard. Les petits travers des personnages qu’elle aime ne lui échappent pas, mais elle sait qu’ils s’expliquent par la dureté de leur vie actuelle, et de tous les événements qui ont tissé la trame de leur destin.

Tout le roman se déploie dans un cadre unique, le 7, rue de Grenelle, qui compte huit « appartements de riches » et la loge de la concierge. C’est cette dernière, d’abord et avant tout, qui nous intéressera. Elle s’appelle Renée, a 54 ans et un physique ingrat. À dix-sept ans, elle a épousé Lucien, qui a été un bon mari, mais qui n’a pas pu la rendre heureuse, puisqu’il ne partageait aucune de ses profondes aspirations, demeurées toujours secrètes, jusqu’à ce jour, d’ailleurs. Ensemble ils ont assumé la responsabilité de la conciergerie de cet hôtel particulier de grand luxe pendant douze ans. Quand le cancer a emporté son mari, elle a pris seule les commandes, et cela dure depuis dix-sept ans.

Nous l’accompagnons à travers la rédaction de son journal intime, dans ses réflexions sur sa propre vie, mais aussi sur l’état de la société. Nous apprenons que Kant a nourri sa pensée, mais c’est son analyse décapante de l’idéalisme de Husserl qui vaut le détour. Sa « phénoménologie m’échappe et cela m’insupporte », nous avoue-t-elle. Vous voyez le ton ! Madame Michel aime le cinéma de répertoire, japonais particulièrement. Elle a ses préférences littéraires, elle avoue un faible pour la littérature russe, pour Tolstoï nommément. Ce n’est pas un hasard si son chat s’appelle Léon, nourri comme un prince, il est gros et gras. Elle emprunte à l’occasion, et sans presque s’en rendre compte, des répliques tirées de Guerre et paix et d’Anna Karénine. C’est à ce signe qu’un jour un nouvel arrivant au 7, rue de Grenelle découvrira que Madame Renée possède une vaste culture qu’elle s’ingénie à cacher sous la défroque de la concierge ignare, puisque les snobs ne savent pas autrement l’imaginer. Ses coups de foudre artistiques s’apparentent aux miens, elle admire Vermeer et d’autres maîtres hollandais. Sa sensibilité à toutes les expressions de la beauté me la rendent infiniment proche et touchante.

Mais, me direz-vous, comment une concierge, née sur une ferme, dans un milieu pauvre à tous les points de vue, a-t-elle pu devenir une personne aussi cultivée ? C’est qu’elle a lu, beaucoup lu, et des meilleurs auteurs. Sa curiosité ne l’a pas entraînée que vers les romans à deux sous, elle a eu très tôt le flair pour bien choisir. Avec les grands romanciers, elle a fait ses classes de psychologie et de sociologie ! La philosophie l’a aussi attirée. Le plus beau de l’histoire c’est qu’elle a su déceler, chez les philosophes qui lui ont donné beaucoup de fil à retordre, les méandres tordus de leur pensée à eux, plutôt que les faiblesses de son intellect à elle. À ce trait, on voit tout de suite qu’elle est fort intelligente ! Elle le sait, et d’autant mieux qu’elle réussit à le dissimuler si bien à tout le beau monde qui ne voit en elle qu’une concierge, fruste à tous égards. Elle ne redoute rien autant que d’être démasquée. Quant au pourquoi d’une semblable crainte, c’est son secret, porteur d’une douleur si profonde qu’elle s’interdit de partager ses dons.

Mais la jeune et fort précoce Paloma Josse, du haut de ses douze ans et demi, avec son intelligence et sa perspicacité hors du commun, à de petits signes, en vient à deviner la vie secrète de Madame Michel, et la trouve très futée pour si bien réussir à la garder cachée. Elle voit en elle « l’élégance du hérisson ». Elle ne devine pas toutefois la souffrance que l’élaboration d’un pareil stratagème suppose et entretient. Elle aussi rédige un journal, une sorte de préparation à son suicide prévu dans six mois. En attendant la date fatidique du 16 juin, elle nous livre ses « Pensées profondes », au nombre de quinze, et son « Journal du mouvement du monde » dont les sept épisodes méritent qu’on y porte grande attention ! Un jour, elle ira se réfugier pour quelques heures dans la loge de Renée pour échapper à sa sœur Colombe et à ses parents. Celle-ci sera touchée par la détresse de cette toute jeune fille, et en viendra à lui raconter le sort tragique de sa propre sœur Lisette, morte d’avoir cru pouvoir s’arracher à son milieu, et trouver l’amour chez les riches. Ce drame familial n’a jamais cessé de la hanter. Et ce souvenir insoutenable, pour la première fois de sa vie, elle le pleurera sur l’épaule de cette enfant.

Renée a une amie, une seule, Manuela, bonne à tout faire chez les Arthens. Deux fois par semaine, elle vient prendre le thé dans sa loge. Elle est Portugaise, n’a aucune instruction, mais elle a pris goût aux raffinements des bourgeois, si bien qu’elle n’imagine pas déguster une pâtisserie et une tasse de thé sans avoir d’abord couvert la table d’une petite nappe de dentelle. Elle écorche délicieusement le français, a le cœur sur la main, et on se prend à l’aimer.

Et puis il y a la sympathique Olympe Saint-Nice, amoureuse des animaux, et Gégène le clochard du quartier qui s’inscriront l’un et l’autre dans le destin de Madame Renée. Il y a aussi Jean, l’enfant prodigue des Arthens, qui lui apporte un instant de bonheur, en lui confirmant ce qu’elle avait découvert depuis longtemps : « un camélia peut changer le destin »…

Rien ne devait venir chambouler la vie de notre femme savante, concierge de son métier. C’était sans compter la mort de Monsieur Arthens, le déménagement de sa famille et l’arrivée d’un nouvel occupant. Kakuro Ozu est Japonais, connaît l’Amérique et l’Europe, parle un français exquis, peut lui aussi citer Tolstoï pour faire écho à Madame Renée. Il sait déployer pour elle les délicatesses que lui inspirent son intelligence et sa sensibilité. Il voudrait l’apprivoiser, non pour la dominer, mais pour faire naître au jour sa vraie nature. Sous le masque de la concierge à l’allure peu engageante, il décèle une âme, un brillant esprit. À son corps défendant, l’espace de quelques courts instants, elle se laissera toucher par la grâce de cet homme séduisant, veuf, père et grand-père, et par cinq mots très simples qu’il lui a répétés trois fois : « Vous n’êtes pas votre sœur ». Paloma l’avait « trahie »… Le secret qui avait miné toute sa vie, Kakuro le savait. Puis la laissant à sa porte après une soirée dans un chic restaurant japonais, il a osé lui dire : « Nous pouvons être amis. Et même tout ce que nous voulons ».

Je ne vous révèlerai pas la fin de ce splendide roman, me contentant seulement de vous dire que ses pages portent la marque d’une très grande écrivaine, à la vaste culture et à la connaissance profonde du cœur humain. Ce livre est une œuvre d’art. « À quoi sert l’Art ? », se demande Renée. « Il met en forme et rend visibles nos émotions, et ce faisant, leur appose un cachet d’éternité que portent toutes les oeuvres qui, au travers d’une forme particulière, savent incarner l’universalité des affects humains. »

« L’Art, c’est l’émotion sans le désir », une porte ouverte sur la Joie que nul ne peut nous ravir.