Nos pratiques de solidarité

Nos pratiques de solidarité

GROUPE. HOULDA

Le groupe prend place autour d’une table sur laquelle est posé un globe terrestre. Chacune, après s’être exprimé, va entourer le globe d’un ruban étroit qui, en s’ajoutant et en s’entrecroisant, vont former symboliquement un réseau planétaire.

Pour faire connaître nos expériences et nos diverses façons de vivre nos pratiques de solidarité, notre groupe a choisi une forme d’expression libre et collective. La question de départ qui nous a guidées est la suivante : « Comme femme et comme chrétienne, membre de L’autre Parole, qu’est-ce que la solidarité change dans ma vie, dans celle des autres ? » Voici nos prises de parole à ce sujet.

Monique Dumais

C’est à titres de religieuse et de chercheuse que j’aimerais exprimer mes pratiques de solidarité.

Comme religieuse, je reconnais que la cause des femmes est une réalité importante, notamment dans ma communauté, fondée en 1535, par Angèle Mérici, dans le but de transformer la société grâce à l’apport des femmes ; communauté implantée ensuite en 1639, en Nouvelle-France, par Marie de l’Incarnation qui s’est vouée, avec ses compagnes, à l’éducation des jeunes filles. L’intérêt pour la condition des femmes se situe donc au coeur de notre mission ; cependant la nécessité d’un support constant à la défense des droits des femmes n’apparaît pas toujours très vive à la conscience de chaque religieuse dans la quotidienneté. Alors, il m’importe de rappeler dans mon milieu de vie, avec persévérance et bienveillance, le plus souvent discrètement mais aussi parfois ouvertement, que le mouvement des femmes doit toujours continuer ses avancées, car s’arrêter ce serait reculer.

Comme chercheuse, j’ai choisi de développer, dans mes travaux, une éthique de relation, selon l’expression connectedness, utilisée par les chercheuses américaines. Voici brièvement quelques aspects de cette étique de relation considérée : avec soi-même, avec les autres et avec le cosmos.

. avec soi-même

Beverly W. Harrison a décrit, de façon juste, une façon de comprendre non dualiste notre réalité humaine : le corps humain devient un lieu d’intégration et non de séparation de la perception de toute la réalité. « À travers lui, par le toucher, la vue et l’ouïe, nous expérimentons nos relations au monde. Par notre réponse profonde, notre passion, nous expérimentons notre désir d’une relation (connectedness) au tout. Mais notre passion est plus que cela. Elle est aussi la source de notre énergie, c’est-à-dire de notre pouvoir d’agir.  »1

. avec les autres

Le concept relation signifie de façon première le rapport d’une chose avec une autre ou le rapport entre deux personnes. La dimension vers l’autre se présente comme une voie fondamentale. Dans son élaboration sur le « moi moralement relié » (morally connected self), Sheila Mason Mullett insiste pour montrer l’interdépendance des « moi » et comment celle-ci agit dans un fonctionnement moral2. L’accent est alors mis sur les liens à la communauté, familiale et sociale, sur la responsabilité envers les gens qui sont proches.

Cette relation des êtres, cette interdépendance a été constamment cultivée par les femmes au cours des âges. Carol Gilligan, dans son étude sur le développement moral, a reconnu que les femmes tiennent compte davantage des personnes que les hommes dans leurs prises de décision, ce qu’elle a appelé « une éthique de sollicitude » (ethics of care)3.

Mary Daly a particulièrement valorisé les liens que les femmes entretiennent entre elles, en vue de créer une véritable solidarité. La sororité devient alors un rempart pour affronter la domination de toute structure sociale hiérarchique4. Les femmes tentent d’établir des générations de femmes où se transmettent et se transmettront les héritages tant sur le plan économique que sur les plans intellectuel, culturel et spirituel.

. avec le cosmos

L’éthique de relation offre également la possibilité d’établir un lien avec tous les êtres de l’univers. Les éléments fondamentaux tels que la terre, l’eau, l’air et le feu, sont particulièrement vantés par des chercheuses telles que Luce Irigaray, Mary Daly, Françoise d’Eaubonne, Mary Grey. Cette dernière a utilisé les mots « épiphanies de relation » pour montrer l’envergure du rapport des femmes aux éléments physiques. Les femmes cherchent donc à instaurer la convivialité dans les rapports avec les humains et avec tous les êtres, qu’ils soient de l’ordre minéral, végétal ou animal.

– Jeanne-Marie Rugira, originaire du Rwanda

Jamais je ne pourrais nier les bienfaits de la remémoration et de la mise en récit de ma propre vie. C’est pourquoi j’ai choisi de vous parler de cette femme Espérance. Est-il possible de nous représenter le destin de cette femme comme si, cette fin de semaine, nous n’avions pas à nous retrouver dans notre habituelle tranquillité ?

   Elle s’appelle Espérance. Elle est jeune, charmante, et intelligente. ‘Elle, a une. auto, une. maison confortable, un Bon « job ». « Elle, a un Bon mari qui réussit tout ce qu’il entreprend. Ils s’aiment et ont deux adorables enfants : une petite fille de quatre ans et un bébé de cinq mois.

‘Espérance vient d’une famille nombreuse et aimante. grâce à cet environnement Bienveillant, eue a grandi Heureuse et est devenue une femme de relation qui ne craint pas d’investir temps, énergies et argent au bien-être des siens.

Un soir de printemps, alors qu’Espérance est tranquille, chez elle, une amie l’appelle. ‘Elle est sur le point d’accoucher et son mari est en voyage à l’étranger. ‘Elle aimerait qu’Espérance l’accompagne à l’hôpital. A l’appel de son amie, ‘Espérance accourt. ‘Elle, amène son bébé avec elle.

Subitement, le temps a l’air de s’arrêter !

On vient d’ordonner un couvre-feu sur la ville. Anxieuses, vous vous regardez, vous ne comprenez pas ce qui se passe. ‘Bientôt, ce qui était anxiété devient panique. ‘Des détonations éclatent de toute part. Tu poses un regard sur te ventre de ton amie et tu penses aux paroles d’un certain Nazaréen qui avait prédit qu’il arriverait des moments de désarroi où malheureuses seront les femmes enceintes et allaitantes. Tu fixes le doux  visage de ton bébé et tu soupires.

Ah ! que tu aimerais l’avaler, le retourner à son origine !

‘Étourdie, engourdie, tu t’assoupis ; le temps passe et te dépasse… Un bombardement te réveille et tu cours aux  nouvelles : Ton mari a été tué… ta petite fille de quatre ans a volé en morceaux lors du bombardement… ton frère ainé a été atteint par un éclat d’obus, ta belle sœur a été tuée lors d’une attaque aérienne… ton jeune frère, tombé entre les mains de l’ennemi, a été brûlé vif… ta jeune soeur, que des soldats ont violée, s’est suicidée… Les autres membres de ta famille sont portés disparus.

La patrouille, qui encercle la maison où tu es cachée, se met à tirer à son tour. Six personnes, y compris ton amie, sont atteintes et meurent sur le. champ. Ton bébé aussi a été atteint à la tête et succombe plus tarda l’hôpital… « Et toi, tu es là et tu es toute seule.

Ce n’est pas vrai, tout cela ne t’est pas arrivé !

Mais, hélas ! « Espérance n’a vraiment plus personne, elle reste seule, affreusement seule. Pour elle, tout a basculé. Elle a tout perdu : pays, toit, compte en banque, parents, mari, enfants. Plus de diplôme, plus de vêtements ; rien à boire, rien à manger. ‘Elle, n ‘a plus d’histoire, plus d’identité, plus de dignité. ‘Elle n’a ni enterré les siens ni sauvé leurs photos… Mais elle est en vie. ‘Elle est en vie pour reconnaître ce qu’elle ne croyait pas possible. « Elle est en vie mais elle ne sait pas quoi faire de cette chienne de vie. « Elle ne peut même pas savoir si elle est chanceuse ou malchanceuse d’être toujours en vie. Complètement désorientée, eue se demande ce qu’elle va devenir. Va-t-elle se trahir elle-même en sombrant dans le désespoir, la névrose, le meurtre ou le suicide ? ‘Pourra-t-elle, vivre pour rien, pour personne ? ou devra-telle se contenter de vivre pour l’amour de ceux qui sont morts ? Avec le risque de nourrir un projet de vengeance, ou de succomber à la culpabilité qui la tenaille chaque fois qu’elle réalise qu’elle n’a pas su être solidaire des siens jusqu’à en mourir. Immergée en eaux troubles, je suis au bord de couler. Je ne suis plus capable d’avancer ni de reculer.

Je crie au secours car j’étouffe dans le corps et dans le coeur d’Espérance. il me semble que rien ni personne ne pourra me survivre, ni les enfants issus de ma chair, ni mon enfant spirituel, ce « je » qui se bat désespérément pour sa survie.

Puis-je faire quelque chose pour retourner à l’insouciance, au calme de ces instants de quiétude qui ont précédé ma conception ?

Y a-t-il quelqu’un qui peut me dire pourquoi la vie telle, que je la désire ne me veut pas ? Répondez-moi pour que je ne coule pas. Je me retrouverai alors sur l’autre rive travaillant avec vous à apprivoiser ces questions.

Ne me demandez pas qui est Espérance. Elle n’est plus ce qu’elle était  !. Ce n’est pas moi, mais elle est en moi, ce n’est pas moi, c’est aussi tout ce que à quoi je m’identifie : mon peuple et tous les miens. ‘Elle est Rwandaise.

‘Elle, est ! C’est juste ça qui compte. Elle existe encore, et son mutisme crie au secours. Les médias, aux prises avec le sensationnalisme, lui ont pris la parole. Ils l’appellent de tous les noms : quand elle n ‘est pas barbare, sauvage, tribu ou ethnie, elle devient belligérante, victime civile ou coupable de l’ « incivilité » de ses congénères…

‘Espérance existe encore, et se multiplie. Elles existent et elles réclament la parole. Elles veulent se dire, se raconter, reconquérir leurs vrais noms, leurs noms propres qui assurent leur identité

• Francine Dumais

Je vais vous livrer les expériences de solidarité que j’ai vécues à la Maison des femmes et au travail.

. à la Maison des femmes

À la Maison des femmes que j’ai fréquentée surtout de 1991 à1996, j’ai participé entre autres, aux cours du programme Antidote et aux cuisines collectives.

. les cours d’Antidote I et II

Ces cours, centrés sur l’affirmation de soi et l’autonomie relationnelle, se déroulent dans une démarche d’écoute de soi (durant les moments de réflexion) et d’écoute des autres (lors des périodes d’échanges). Lorsque les participantes échangent leurs réflexions, l’animatrice exige de respecter ce que chacune exprime et d’attendre son tour de parole. Ceci permet à toutes de se sentir écoutées et valorisées ; ne serait-ce pas là une étape préliminaire nécessaire au développement du sentiment de solidarité.

. les cuisines collectives

Les cuisines collectives visent à optimiser le budget consacré à l’épicerie, à cuisiner une bonne quantité de mets nourrissants et à assurer un menu équilibré. Dans les cuisines collectives, le travail se fait en équipe. Chacune doit faire sa part en harmonie avec les autres.

Voici une journée-type à notre cuisine collective :

L’équipe formée de quatre ou cinq femmes se rencontre aux deux semaines. D’abord une intervenante passe recueillir les denrées à Moisson Rimouski-Neigette, le matin même. Selon ce qui est rapporté, l’équipe décide quel genre de plats cuisiner : soupe, mets principal, dessert, confiture ou pain. Puis deux participantes partent acheter ce qui manque comme ingrédients. À leur retour et parfois pendant leur absence nous faisons le partage des tâches culinaires. La journée commence à neuf heures. À midi il y a un arrêt pour le dîner préparé en commun. Après la vaisselle, chacune se remet au travail et vers seize heures chacune peut repartir satisfaite avec des mets préparés pour plusieurs repas : le tout pour la modique somme de trois dollars — la Maison des femmes assumant, grâce à une subvention, le surplus des dépenses.

. au travail

Dans mon milieu de travail, le Musée de Rimouski, nous retrouvons un noyau constitué de cinq personnes permanentes autour desquelles gravite annuellement une équipe fluctuante d’une quinzaine de personnes engagées par contrats à durée variable.

Le travail s’exécute soit en équipe, soit en solitaire où chacun et chacune effectue sa tâche en consultant les autres au besoin. Durant les périodes de montage et de démontage d’expositions, les personnes employées doivent se montrer polyvalentes et unir leurs efforts pour respecter l’échéancier.

Au travail, mes moments privilégiés sont ceux de la pause-café où le personnel se rassemble et devise sur des sujets tantôt sérieux, tantôt cocasses de la vie quotidienne ou de l’actualité.

Dans ce milieu de travail où les contraintes budgétaires se font sentir autant qu’ailleurs, il arrive qu’on se prête mutuellement des outils pour éviter des achats. On

accepte aussi de participer à des corvées. Par exemple, j’ai eu connaissance, ce printemps, que des employés ont sacrifié tout un samedi pour refaire le revêtement de la toiture de l’un des leurs.

Bref, il règne, en général, entre les employés, un esprit de camaraderie qui dépend du bon vouloir de chacun et de chacune même si quelques moments de tension soient perceptibles lors des périodes intenses de production.

Voilà ce que représente pour moi la solidarité au quotidien que ce soit au travail ou dans un organisme humanitaire.

 Léona Deschamps

J’étais une féministe active, bien que solitaire, qui créait ses interventions en classe et scrutait la place des femmes en Église à l’intérieur d’un baccalauréat en théologie.

En 1989, quand j’ai rencontré le groupe de L’autre Parole à Rimouski, je fus aussitôt conquise. Quel souffle nouveau ! Enfin, d’autres femmes portaient les mêmes questions que moi, désiraient un engagement efficace et s’entraidaient à créer des alliances entre le féminisme et la vie de foi chrétienne.

Depuis, je cherche à éveiller à la cause des femmes, à temps et à contretemps, les divers milieux où je m’implique. Enseignante au primaire, je sensibilise élèves, collègues de travail et parents par la célébration de la Journée des Femmes, la féminisation des textes, les informations sur la marche du « Pain et des Rosés » …

Comme membre des comités de liturgie et de la chorale paroissiale, j’ai maintes occasions de souligner l’importance d’utiliser le langage inclusif dans les célébrations liturgiques. Avec art, je convie les prêtres à s’impliquer dans la cause des femmes en Église, et cela au nom de l’Évangile. Quelle affaire ! Après vingt ans d’implication dans ma paroisse, je commence à peine à voir un peu de relève.

Comme religieuse, j’ai la chance de m’exprimer plus ouvertement, dans ma congrégation, depuis l’avènement de l’Association des religieuses pour la promotion des femmes (ARPF). Chaque année, j’anime une rencontre féministe pour les sœurs de la Maison-Mère. De plus, je rédige une page intitulée « Promotion des femmes » dans le Bulletin de la Congrégation. Ce Bulletin, qui paraît quatre fois l’an, est traduit en anglais et en espagnol. Depuis deux ans, j’ai des alliances avec des groupes de femmes du Guatemala par l’intermédiaire d’une de nos soeurs impliquées dans ce lieu et intéressées aux mouvements de libération.

Enfin, je suis soucieuse d’éveiller des jeunes femmes à leur condition de femme. Pour ce faire, j’ai déjà sollicité une agricultrice et deux enseignantes à témoigner de leur vécu dans la revue L’autre Parole. Deux d’entre elles ont accepté de relever le défi. Je puis témoigner que leur implication les a valorisées. Enfin la rédaction d’un sondage sur le langage inclusif, destiné à des étudiantes du Cégep et de l’Université, fut pour moi une autre façon d’éveiller à la reconnaissance des femmes dans l’Église et dans la société.

Aujourd’hui, devant certains reculs, il m’apparaît indispensable de joindre, à l’éveil, la militance. L’autre Parole y contribue magnifiquement.

1 Beverly W. Harrisson, « The Dream of Commun Language : Towards a Normative Theory of Justice in Christian Ethics », Annual of thé Society of Christian Ethics (1980), 20, et « The Power of Anger in thé Work of Love : Christian Ethics for Women and Others Strangers », in Making thé Connections, p. 12-15.

2 Sheila Mason Mullett, « Enseigner l’éthique selon le paradigme du « ‘moi moralement relié’ », Philosopher, no 16 (1994), p. 73-86.

3 Carol Gilligan, In a Différent Voice, Cambridge, Harvard University Press, 1982, traduction de l’américain par Annie Kwiatek, Une si grande différence, Paris, Flammarion, 1986.

4 Mary Daly, « The Bonds of Freedom : Sisterhood as Antichurch », in Beyond God théFather, Boston, Beacon Press, 1973, p. 132-154.