PENSER GLOBALEMENT ET AGIR LOCALEMENT OU DE LA BEAUTÉ DE LA MOSAÏQUE

PENSER GLOBALEMENT ET AGIR LOCALEMENT

OU DE LA BEAUTÉ DE LA MOSAÏQUE

Lemaire Christine, Bonne Nouv’ailes

Dans tous les domaines de la vie, l’invitation des altermondialistes à « Penser globalement et agir localement »1 est une démarche pertinente autant que souhaitée. Elle invite chacune d’entre nous à allier la pensée intellectuelle à l’action concrète et, comme le disent les féministes, à lier le privé au politique. Elle est donc particulièrement appropriée en ce qui concerne le mouvement des femmes.

Cette démarche a déjà bien servi les Nord-Américaines qui grâce à elle, ont identifié les causes de leur aliénation pour mieux tenter de s’en affranchir. Cependant, dans ce monde occidental où domine largement la culture néo-libérale, d’autres défis nous attendent encore.

Prendre conscience et agir

Seules. Voici le point de départ de toute expérience humaine. Dans une situation épanouissante, positive et dynamique, cette solitude peut être une invitation à plus de profondeur et d’authenticité. Malheureusement, dans notre monde où règnent l’injustice, la violence et la pauvreté, cette solitude devient oppressante. Alors, à la pensée que nous sommes seules à ressentir ce que nous ressentons, la dépression et la folie nous guettent. Du fond de sa banlieue américaine des années 1950,  Betty Friedan2 a été une des premières à  s’en alarmer. La seule issue possible était de regarder autour de soi afin de reconnaître sa propre expérience dans la vie des autres femmes et ainsi repousser la solitude.

Cette « pensée globale », Simone de Beauvoir s’y était déjà admirablement consacrée3.  Lever les yeux pour prendre du recul, pour tenter de comprendre. Reconnaître les similitudes, en tirer des conclusions, se fondre dans une multitude de femmes qui vivent à peu de chose près, ce que nous vivons. Reconnaître ce qui nous unit, ce qui nous fait commune. Se concentrer sur nos ressemblances. Et comprendre les liens du filet qui nous étouffe. En débrouiller les fils, le « déconstruire ». C’est ici que les intellectuelles font leur travail en proposant des grilles d’analyse, des théories, des modes de compréhension. Elles cherchent à nous faire comprendre que nous ne sommes pas seules.

Retourner ensuite à ce qui nous distingue et à nos différences, sans perdre de vue ce qui nous unit. Jeter sur notre vie un autre regard : la savoir commune, la ressentir singulière. Parce que nous comprenons ce qui la traverse et le filet qui la tient, nous savoir plus puissantes de l’expérience des autres. Et, parce que nous n’avons que cette vie pour agir, comprendre qu’elle est le seul lieu de résistance possible, la seule façon ici et maintenant de changer le monde. Regarder en soi et autour de soi puis passer à l’action. S’y engager à la mesure de nos talents, de nos intérêts et de nos capacités, c’est-à-dire à la mesure d’un petit carré lumineux de mosaïque.

Changer le monde, c’est gros. Mais rien jamais ne se fera si nous ne commençons pas ici et maintenant, concrètement et humblement, il faut bien le dire, dans notre propre jardin. L’image de la mosaïque nous aide à comprendre l’importance de ce rôle. Sans nous, il manquera toujours quelque chose, sans nous, la mosaïque ne pourra jamais être complète et à cause de nous, il y aura toujours un vide qui déparera l’ensemble et attirera l’œil des plus critiques. Ainsi, malgré son humilité et sa petitesse, notre rôle est essentiel, car nous seules pouvons apporter à l’ensemble cette nuance qui nous distingue. Voici toute la force de la mosaïque dont la beauté ne peut naître que de la présence d’une multitude de petits carrés de céramique tous différents et chacun à leur juste place, qui n’ont un sens que lorsqu’on regarde l’ensemble du travail de l’artiste.

Voilà toute la puissance subversive du « Penser globalement et agir localement ». Par ce jeu du particulier au général et du général au particulier, une compréhension émotionnelle et diffuse devient une « prise de conscience ». La pensée intellectuelle n’est pas « décrochée », n’émane d’aucune tour d’ivoire. Elle donne naissance à une analyse d’autant plus forte qu’elle est nourrie d’une expérience concrète, pratique et sentie. Cette démarche a puissamment contribué aux premières victoires du mouvement des femmes.

Encore seules dans un monde globalisé

Mais ce jeu, ni le patriarcat dans son ensemble, ni le néo-libéralisme en particulier n’aiment nous le voir jouer. Tous deux aiment bien nous faire sentir notre solitude et notre impuissance. La mouvance néo-libérale se méfie de la réflexion ; elle aime bien les idées toutes faites et « prêtes à porter », avec une apparence de logique et de rationalité implacables. Elle aime surtout nous faire croire que nous n’avons besoin de personne pour être ce que nous sommes et « atteindre nos objectifs ». Car n’avoir besoin de personne, cela ne peut se faire sans quelques produits de consommation : chacune sa piscine, chacune sa voiture, chacune son coiffeur…

Là où le féminisme a fait gagner en prise de conscience, le discours néo-libéral est passé derrière pour brouiller les pistes. Il y a quelques décennies, nous allions chez la voisine afin d’emprunter une tasse de sucre ; aujourd’hui, nous préférons prendre notre voiture et aller au dépanneur.  L’entraide ne fait plus partie de l’amitié. Je t’aime bien, mais je ne te dois rien. Parce que je suis forte, parce que j’ai tout ce qu’il me faut, parce que je suis sans failles, performante, « battante ». L’oppressante solitude des banlieues a pris un masque plus rieur et plus invitant ; nous sommes seules parce que nous sommes absolument uniques. C’est là l’essence du discours publicitaire. Et le magasinage est devenu l’activité favorite des amies4.

Betty Friedan luttait dans sa banlieue contre la dépression nerveuse. Plus que tout dans notre monde moderne, c’est la fatigue qui nous divise aujourd’hui. Cette grande fatigue d’avoir à tout faire pour mériter cette place tout en haut de la hiérarchie. À montrer que nous pouvons être aussi bonnes que les hommes, à s’arc-bouter contre les plafonds de verre. Tenir plus qu’à tout au monde, à cette image de femme efficace sur tous les fronts. Travailler tout le jour. Et s’occuper des enfants et de la maison toute la soirée et les week end.

De ce côté, la liste de nos exigences est incroyablement longue. Des enfants brillants et bien élevés, qui prennent leur bain tous les soirs, qui mangent sans rechigner des repas complets et nutritifs, qui s’adonnent au piano, au soccer et à la danse créative. Une maison non seulement impeccablement propre, mais encore soigneusement décorée. Et nous avons encore à danser la salsa en passant le « wet jet » dans nos vêtements griffés, minces et désirables, cela va de soi. Comment s’étonner que, de toutes ces obligations, les hommes n’aient aucune envie ? Le bureau leur suffit ! Nos exigences envers nous-mêmes frôlent la folie et leur résistance, en pareil cas, ressemble à de la légitime défense.

Refuser de choisir : tout faire et  tout prendre. Le foyer accueillant de la femme mystifiée autant que les diplômes et l’entraînement de Julie Payette. Et regarder notre collègue de travail avec envie parce qu’elle semble y arriver plus facilement que nous. Et nous dire qu’il y a bien une raison pour que nous n’y arrivions pas, un manque de volonté sans doute, un manque de discipline et d’organisation. Et nous coucher le soir, si exténuées que le sommeil en devient fragile, peu réparateur. Et nous demander où ont bien pu aller toutes ces heures. Voilà notre lot de femmes modernes : hier, c’était la dépression, aujourd’hui c’est le burn out.

Mais la fatigue ordinaire ne mène pas nécessairement au burn out. Elle est souvent pernicieuse ; elle engourdit plus qu’elle ne terrasse. Et surtout, elle est un cercle vicieux. Plus on est fatiguée, moins on a le goût d’agir sur cette fatigue. Plus on est fatiguée, plus on est idiote, agressive et manipulable. Les gens fatigués posent moins de questions, ils trouvent peu d’énergie pour s’indigner ou pour agir sur l’objet de leur indignation. Ils ont du mal, au propre comme au figuré, à garder les yeux ouverts. Ils se sentent plutôt accablés et fatalistes. « C’est comme ça ! » Et, pendant qu’ils s’agitent, le monde peut continuer de tourner sans eux.

Le monde globalisé, friand de formules-chocs, a celle-ci pour exprimer notre impuissance : il y eut Eve, voici maintenant TINA. En d’autres mots : « There Is No Alternative. »5  Nous n’avons pas le choix, il faut faire fonctionner cette société et tourner l’économie ; même si elle tourne à vide, même si elle nous mène à la catastrophe, même si elle est absurde. Même si elle engendre encore davantage d’injustice, de pauvreté et de désespoir. Même si elle crée des tensions sociales énormes, de la haine et de la colère larvées.  Il n’y aurait pas d’autres façons de voir. À cause de TINA.

Agir localement, avec tous ces autres

Nous avons pourtant bien du travail à faire encore. Tant de femmes souffrent et meurent, tant de femmes sont victimes d’injustice et de violence, tant de femmes sont pauvres et malades.  La Planète elle-même ajoute sa voix à ces lamentations et crie au secours. Tant de choses à faire ! Plus que jamais, quel que soit le côté vers lequel nous nous tournions, nous voyons le travail à faire, urgent et accablant. Et nous luttons contre le sentiment de désespoir qui nous submerge, le refoulons et lui préférons l’indifférence. Pourtant, ici encore, ce « penser globalement et agir localement » reste un exercice salutaire.

D’abord, savoir que le monde dans lequel nous nous battons – ou nous débattons – est, encore et toujours un monde d’hommes, essentiellement patriarcal.  Un monde où nous ne devons jamais avouer notre vulnérabilité. Ne jamais avouer nos faiblesses. Un monde de gros gars, de gros bras. Un monde de super héros et de « self made man ». Un monde où la souffrance s’ignore ou s’endure en serrant les dents. Un monde où notre corps et ses cycles, où nos enfants ne trouvent pas de place.

Notre analyse du patriarcat doit se doubler d’une analyse de la pensée néo-libérale qui, bien sûr, en est issue. Non seulement devons-nous identifier ce qui est spécifique aux femmes mais reconnaître que nous avons aussi à gagner d’un réseautage avec d’autres luttes : écologistes, économiques, pour la justice et la paix. Nous avons tout intérêt à contempler, de plus haut encore, la grande mosaïque humaine avant d’y apporter nos couleurs et nos nuances.

À ce chapitre, le mouvement altermondialiste suscite et construit ces réseaux, il est source d’espérance.  Il procure plus de joie à être ensemble et à marcher ensemble, un horizon commun, une communauté à l’échelle de la planète. Cette vision globale encourage la mixité et la multiplicité, puisqu’il y a tant à faire. Elle nous amène à faire confiance aux autres, elle valorise la différence, la célèbre même puisqu’elle est le gage d’une autre action, dans un autre domaine où l’urgence est aussi criante, mais où nous ne pouvons agir nous-mêmes. Une vision généreuse qui enlève le poids du monde sur nos épaules ; qui a enfin, le don d’ubiquité !

L’agir s’inscrit alors dans un temps mosaïque, c’est-à-dire un temps qui ne prend son sens que parce qu’il se joint au temps des autres, un temps qui se fond dans le temps des autres, qui se gorge du temps des autres. C’est le temps des petits gestes. Chaque fois que nous décidons de participer à une manifestation, de mettre une bouteille au recyclage, d’acheter – ou de refuser d’acheter – et de voter, nous le vivons. Un temps tissé d’une multitude de temps infimes, d’heures éparses et de choix individuels qui, une fois mis ensemble, forment une voix, une volonté, un souffle dont nous sommes mais qui ne nous appartient plus exclusivement. Ce sont des millions d’heures, souvent bien plus nombreuses que celles de notre propre vie, qui, en un instant, peuvent nous mener vers nos rêves. Ce temps-là existe, bien qu’il représente une grande menace pour la culture néo-libérale qui travaille d’arrache-pied à le dévaloriser.

Et que pourrions-nous apporter de spécifique, nous autres femmes et dans nos vies de femmes, à cette grande mosaïque ? Sans doute avons-nous acquis, au cours de nos expériences passées, assez de force pour combattre Tina puisque nous avons si bien su tenir tête à Ève. Peut-être aussi, avons-nous acquis assez d’estime de nous-mêmes pour réapprivoiser tout ce qui nous distingue, en tant que femmes. Plus sûres de nous-mêmes, peut-être pourrions-nous revisiter certaines valeurs que nous étions seules à porter et qui nous enfermaient dans une Nature féminine ; les offrir, dépoussiérées, à l’ensemble des hommes et des femmes afin de redonner au monde un peu plus d’humanité.

Quitter la réflexion linéaire et binaire pour un peu plus de nuance. Sans en avoir honte, sans préjugé, cesser d’être victimes mais accepter d’être vulnérables, cesser d’être des « femmes enfants », mais accepter nos faiblesses et nos limites. Cesser d’être des « femmes au volant » mais accepter de nous tromper. Cesser d’être des « dumb blond », mais nous permettre de prendre soin de nous, cesser d’être des hystériques, mais avouer que nous sommes en plein SPM. Accepter d’être des Mères, mais renoncer à être parfaites. Avoir du plaisir à faire nos confitures, mais accepter aussi la poussière sur nos meubles ! Bref, ajouter un brin de tolérance pour nous-mêmes et les autres, quelques moments d’écoute, quelques gouttes de fantaisie et un peu plus de chaleur !

Conclusion

Dans le Québec des années 1950, Marie Gérin-Lajoie devait elle aussi être constamment confrontée à l’urgence de l’indigence humaine. Pourtant, dans une lettre à ses sœurs, cette femme d’action écrit : « L’impatience est la caractéristique de la passion égoïste, de l’inquiétude, du trouble, de l’orgueil. Elle procède de notre esprit borné qui n’a qu’un jour pour agir ! Nous devons besogner humblement et de toutes nos forces, avec la certitude que le bon Dieu fera porter les fruits à nos efforts. Ne prenons pas le rôle de la Providence universelle, comme si l’avenir du monde était entre nos mains, mais mettons notre maison en ordre, exerçons la charité qui s’impose, utilisons au mieux nos lumières, prions sans cesse, sans attendre d’autre récompense que de faire, au jour le jour, la volonté divine. »6

Avec des mots d’un autre temps, cette invitation à l’humilité nous ramène à ce rôle du petit carré de mosaïque que nous sommes appelées à jouer dans notre monde moderne. Rôle auquel notre société qui a le culte du héros, nous prépare bien mal à jouer.  À ce titre, penser globalement, nous aide alors à lever les yeux et comprendre que nous faisons partie d’un mouvement puissant parce que solidaire. Notre action locale prend alors un sens pour nous-mêmes, autant que pour l’ensemble des femmes et de l’humanité.  Rappelons-nous la beauté de la mosaïque : chaque carré est unique, y tient sa juste place, est absolument essentiel. Mais cette beauté se découvre dans l’image générale que tous ces carrés forment, en solidarité… sous le regard de Dieue.

  1. Cette expression est de l’écologiste français René Bubos (1901-1982), Courtisons la terre, 1980. Elle a été d’abord employée dans les milieux écologistes, avant de s’étendre au mouvement altermondialiste. On l’emploie beaucoup dans le domaine du développement durable.
  2. Friedan, Betty. La femme mystifiée. 1964.
  3. Beauvoir, Simone de. Le deuxième sexe. 1949.
  4. C’est du moins ce que prétendent plusieurs théoriciens du marketing : Faith Popcorn par exemple, ou Paco Underhill.
  5. « Il n’y a aucune alternative. » L’expression est attribuée à Margaret Thatcher qui ne voyait aucune alternative à la globalisation du libre marché capitaliste. TINA est devenu le slogan du néo-libéralisme, prétendant que le libre marché, le libre-échange et la globalisation capitalistes représentent la seule avenue que peuvent emprunter les sociétés modernes (Wikipedia.org).
  6. Écrit en 1953. Cf MALOUIN, Marie-Paule. « Marie Gérin-Lajoie (1890-1971). Concilier la contemplation et l’action, le rêve et la réalité. » in ROY, M.A. et A. LAFORTURNE. Mémoires d’elles ; fragments de vies et de spiritualités de femmes. Montréal, Mediaspaul, 1999, pp 253-254.