UN HORIZON DE LIBERTÉ

UN HORIZON DE LIBERTÉ

Marie Gratton, Myriam

Née dans la tradition judéo-chrétienne, je m’y suis attachée tout au long de mon éducation et des divers engagements de ma vie. C’est à partir de mon expérience que je mènerai ici ma réflexion sur ses grandeurs, ses misères et l’horizon de liberté qu’elle ouvre à mon espérance et à ma foi. Je parlerai ici en tant que femme, en tant que féministe chrétienne.

C’est dire du même souffle les limites de mon entreprise et la profondeur de la conviction qui la sous-tend. Il m’a toujours semblé qu’aimer, loin de rendre aveugle, ouvrait au contraire l’esprit et le cœur, permettait une compréhension de l’autre tout ensemble intuitive et raisonnée, et conférait en prime le droit de lui exprimer librement ses déceptions, ses douleurs, ses désirs, ses enthousiasmes et ses espoirs.

Les systèmes dogmatiques — et la tradition judéo-chrétienne nous en propose un —, sont tous contraignants. Comme mon histoire personnelle et spirituelle s’inscrit dans cette mouvance, comme j’y suis liée par un attachement souvent contrarié, c’est sur cet héritage que je choisis de miser, envers et contre tout, pour me mener sur les chemins de liberté qui m’interpellent et m’attirent. Attitude paradoxale, me direz-vous, mais nous n’en sommes pas en ces matières à un paradoxe près. Alors, j’assume ! En effet, non seulement ma tradition impose-t-elle à ses fidèles de donner leur assentiment inconditionnel à un certain nombre de doctrines, mais encore prétend-elle pouvoir les définir sous le sceau de l’infaillibilité. Quand elle les proclame avec cette extraordinaire solennité, elles deviennent prétendument irréformables. Et ce n’est pas là un mince paradoxe, puisque l’Église s’attache à définir des « mystères ». La foi chrétienne, nous le savons, n’en est pas avare. Je n’en citerai ici que trois, les mystères de la Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption, qui ont donné lieu à tant de débats passionnés, voire à des persécutions. Combien de fois en effet des accusations d’hérésies sont-elles venues frapper des croyants qui ne partageaient pas, jusque dans leurs plus subtils détails, les interprétations des autorités en place sur tel ou tel point de doctrine. Les anathèmes s’abattaient alors sur les têtes jugées rebelles. Des schismes ont ainsi été consommés parce que Rome, s’estimant l’unique interprète légitime de l’Écriture et de la Tradition, en est venue, à coup de jugements dits irréformables, à statuer où se situait la vérité. Or, par définition, ce sont « des vérités que nous ne pouvons pas comprendre ». C’est le Petit catéchisme qui nous l’a appris. Il faudra bien un jour qu’on nous explique comment on peut prétendre proposer à des personnes raisonnables d’accorder leur adhésion inconditionnelle à des affirmations dont il est dit d’entrée de jeu qu’elles sont des « mystères », des réalités donc qui dépassent les capacités de la pleine et parfaite compréhension de l’intelligence humaine.  Comment certains peuvent-ils être si sûrs d’avoir cerné le mystère de Dieu, qu’ils osent, non pas en parler, ce qui est tout à fait légitime, mais le définir, et juger anathèmes ceux ou celles qui se le représentent autrement, ou qui renoncent prudemment à le modeler selon leur bon plaisir ?

Le contenu de la foi est toujours le fruit d’une interprétation découlant d’une expérience, spirituelle certes, mais nécessairement enracinée dans une histoire personnelle et collective où les éléments psychologiques, sociaux et politiques conditionnent sa naissance et son développement. La tradition judéo-chrétienne est exemplaire à cet égard. Relisez le Premier Testament, voyez comme le Second vient à la fois s’en nourrir et s’en distancier. Entendez la voix de certains prophètes qui promettent un roi vainqueur, comme le peuple l’espère, et celle d’Isaïe qui, au milieu des souffrances de l’Exil, privilégie plutôt la figure de l’Agneau qu’on mène à l’abattoir, symbole qui rebute un peuple épris de liberté. Voyez comment Israël n’a pas pu reconnaître dans le prophète crucifié le Messie qu’il attendait. Les doctrines que les religions élaborent sont toujours des tentatives d’élucider à la fois le mystère de Dieu et celui de notre propre condition humaine. Leur confrontation fait jaillir des intuitions, qui deviennent des expériences. Il est bien audacieux, sinon téméraire, de les ériger en dogmes.

Foi et espérance sont toujours intimement liées, et il semble bien que c’est l’espérance qui engendre la foi. Nos expériences croyantes s’inscrivent sur fond d’espérance. Qu’est-ce à dire sinon qu’elles s’enracinent dans le sillon creusé par nos manques et nos douleurs ?

La théologie féministe est née d’une prise de conscience : le système patriarcal fait peser sur les femmes une chape de plomb. Il leur impose la subordination et la soumission au pouvoir masculin. Dans l’Église, il revêt un caractère particulièrement odieux, puisqu’il prétend se fonder sur la volonté de Dieu et se conformer aux intentions de Jésus. Déconstruire les aspects patriarcaux du christianisme c’est une démarche non seulement importante, mais nécessaire, indispensable même. Elle se justifie en effet par le recours à la tradition prophétique et par le souvenir des attitudes et des comportements de Jésus à l’égard des femmes.

Les prophètes du Premier Testament avaient dénoncé le pouvoir indu qu’exerçaient les riches sur les pauvres et les puissants sur les faibles. Bien sûr, ils ne semblent avoir jamais songé à dénoncer celui que les hommes faisaient peser si lourd sur les femmes dans la société qui était la leur. Leur époque ne s’y prêtait pas. Pas encore.  Celle de Jésus non plus. Rien dans son univers social et religieux ne lui permettait de remettre en cause le système patriarcal. En fait, il n’a élaboré aucune théorie pour le changer. Il n’a pas prononcé de grands discours sur le sujet. Il s’est comporté cependant avec une liberté souveraine. Il a posé des gestes dont le caractère prophétique et la portée révolutionnaire n’auraient jamais dû être oubliés ou trahis, des gestes qui donnent aujourd’hui à toutes les personnes opprimées et bafouées l’audace de réclamer justice.

Se dire féministe et chrétienne apparaît à plusieurs, au mieux comme une incongruité, au pire comme une proposition contradictoire. J’entends ces gens nous dire : « Il faut choisir ». Je ne chercherai à prétendre qu’il est facile d’être en même temps féministe et chrétienne. Les écueils rencontrés sur la route sont nombreux, et le fait d’être catholique, en prime, n’arrange rien à l’affaire ! Les autorités romaines se chargent  de nous rappeler, avec une conviction aussi ferme que répétée, que certaines revendications féministes, à l’intérieur de l’Église, comme l’accès aux ministères ordonnés, sont irrecevables. Leur refus ne serait que l’écho de celui du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Si l’abolition des structures patriarcales et sexistes de l’institution ecclésiale était en effet apparue acceptable à la Sagesse divine, Rome le saurait forcément ! Les autorités des traditions protestantes et anglicane, elles, ont dû faire la sourde oreille à la voix de Dieu quand, finalement, elles ont choisi d’entendre, et d’écouter,  celle des femmes. Et pourtant …

Si Rome relisait le Magnificat, et choisissait d’en comprendre les accents révolutionnaires comme un appel au renversement de toutes les structures opprimantes qui gouvernent le monde, qui subordonnent et soumettent non seulement les pauvres aux riches et les faibles aux puissants, mais aussi les femmes aux hommes, la face de l’Église en serait changée. Elle se mettrait à ressembler à son Maître. Oui, on reconnaîtrait en elle les traits du Nazaréen. Les Évangiles ne sont pas avares de textes qui montrent combien Jésus a su se faire proche des femmes. Il ne les a pas qu’honorées du bout des lèvres, son cœur était près d’elles. Il s’est penché sur leurs souffrances physiques et morales, les a guéries, les a sauvées. Si la tradition transmise au premier siècle a su garder le souvenir de la Cananéenne, de la Samaritaine, de la veuve de Naïn, de la femme adultère et de la prostituée répandant un parfum de grand prix sur les pieds du Maître, elle dont il disait que l’histoire ferait « mémoire d’elle », c’est qu’elles ont compté ! Leurs actions et leur  souvenir se sont imposés dans un univers pourtant résolument patriarcal. C’est tout dire sur la place qu’elles ont prise, qu’elles ont tenue dans la vie de Jésus. De certaines on a même retenu les noms : elles s’appelaient Marie de Magdala, Marthe et Marie de Béthanie, Jeanne et Salomé. Sur les routes de Galilée, faisant fi des convenances et des tabous, elles l’ont tant et si bien suivi que les récits nous les présentent comme des interlocutrices privilégiées, des amies, certaines le suivant jusqu’à la croix. « Au matin du troisième jour », ce sont elles, et non pas les apôtres, qu’on retrouve au tombeau, elles dont le témoignage fait renaître la foi et l’espérance chez eux qui, depuis la mort de leur maître, se terraient « par crainte des Juifs »…

« Déconstruire » les aspects patriarcaux du christianisme, ce n’est pas choisir méchamment d’ébranler notre tradition, c’est vouloir la ramener à ses fondements. Ce n’est pas dilapider notre héritage, c’est l’ouvrir dans sa totalité à toutes et à tous, conformément à la volonté  de son testateur, manifestée à travers ses attitudes, ses comportements, ses paroles.

Pour nous, féministes chrétiennes, l’Évangile est une bonne, une excellente nouvelle. Le Magnificat que Luc place dans la bouche d’une femme, Marie, nous le proclame haut et fort : partout où sévit une forme ou l’autre d’oppression, Dieu juge que le monde est à l’envers, et il n’aura de cesse jusqu’à ce qu’il soit remis à l’endroit. Telle est notre foi, telle est notre espérance, telle est la voix qui nous appelle à la liberté, telle est la voie qui nous y mène.