UNE ANALYSE SOCIOLOGIQUE DU DRAME DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE DE MONTRÉAL

Recension

UNE ANALYSE SOCIOLOGIQUE DU DRAME DE L’ÉCOLE POLYTECHNIQUE DE MONTRÉAL

Sous la rubrique : Écho de la profession, la revue Sociologie et sociétés, publiée par Les Presses de l’Université de Montréal, dans son numéro d’avril 1990, Vol. XXII, No 1, présente une analyse de l’événement du 6 décembre 1989 : « Le meurtre de quatorze jeunes femmes à l’École Polytechnique de l’Université de Montréal. »

De tout temps des femmes ont payé de leur vie parce qu’elles désiraient accéder au savoir ou au pouvoir, rapporte Marie-Andrée Bertrand, criminologue. Il n’est pas rare que ces homicides par vengeance aient été suivis du suicide du meurtrier. Cependant c’est le premier assassinat d’étudiantes universitaires réputées (par le meurtrier) « féministes ». La criminologue distingue les différentes interprétations auxquelles le geste a prêté flanc : explications bio-psycho-psychiatriques des mass-média qui voient la source du crime dans le meurtrier pris individuellement ; socio-criminologiques qui admettent que des conditions socio-économiques difficiles augmentent la dangerosité sociale de certains jeunes ; tandis que la sociologie des conflits parle de guerre, comme fait social, entre des groupes différenciés par la classe sociale, le sexe, la race, les ethnies, les religions, etc. En terminant, madame Bertrand attire l’attention sur le point de vue criminologique voulant que la guerre entre les sexes est celle, pour l’instant, qui fait le plus de victimes.

Myriam El Yamani, sociologue, a recensé 311 articles et 183 illustrations dont 10%seulement sont consacrés à l’analyse. Assister à un événement et en faire un compte rendu est la base du journalisme. Les titres, les photos et les commentaires des comptes-rendus relevés par l’auteure obéissent au sensationnalisme et ce n’est donc plus ni d’objectivité ni d’information et encore moins d’analyse qu’il s’agit. Détails, crescendos orchestrés, psychologisation des enjeux sociaux, personnalisation à outrance du meurtrier mais aussi des porte-parole accrédités, tout concourt à occulter le contexte socio-historique et politique. La population est émue mais ne sait encore rien, ou si peu, de la genèse d’un tel événement. À l’aide d’un relevé de citations, l’auteure démontre ainsi que les journalistes se soustraient facilement de l’apport social qui devrait être le leur, en utilisant des techniques journalistiques qui évacuent, de l’information, toute tentative de remise en question d’une société. Sur-information sous-informante, cette couverture de presse a quand même été rentable en publicité pour les journaux, ajoute la sociologue !

Chantal Nadeau et Myriam Spielvogel, sociologues, commentent les événements survenus à l’École Polytechnique en disant qu’ils font état d’une tension réelle entre les femmes en tant qu’opprimées et les politiques claironnantes d’égalité. Ils s’inscrivent dans une misogynie active. Isoler ainsi l’acte de l’individu Lépine, aussi fracassant puisse-t-il être, permet d’éviter le débat sur les fondements de cette misogynie.

Même si c’était un acte de folie, ajoute Colette Guillaumin du Centre de Recherches scientifique de Paris, le geste de Lépine n’en garde pas moins son caractère politique. La préparation systématique, l’exposé détaillé des intentions, les explications écrites et voulues publiques, en font un fait social à l’image d’un acte terroriste. Les meurtres de femmes sont nombreux et ils sont classés comme faits divers parce qu’il y a souvent une histoire d’amour sous-jacente ou, du moins, le présentent ainsi les meurtriers et les mass-media. Mais ici le meurtrier n’aime pas les féministes et il l’a dit comme le disent les terroristes. C’est en tant que groupe social que les femmes font l’objet d’un déni de réalité. Dès que ce groupe est visé en tant que tel, il n’existe plus ; il se dissout dans les particularités, sous l’influence, entre autres, à notre époque, d’une psychologisation à outrance des explications du geste.

Nicole Laurin et Danielle Juteau, sociologues de l’Université de Montréal, remontent le temps de l’événement. Ce soir-là, avec horreur elles apprennent qu’un homme qui a expliqué son geste par la haine des féministes vient de tuer quatorze femmes de Polytechnique. L’horreur s’installe, on ne peut plus douter. Cela est arrivé ici et maintenant. Les journalistes et les analystes cherchent le motif du crime : c’est sans doute un malade et les féministes ont exagéré, elles ont ainsi provoqué l’agressivité des hommes. Nous voilà tuées et coupables ! Puis on continue de chercher et on va jusqu’à savoir la signification de ce geste, et on demande à des sociologues femmes quelle est la signification de ce geste ? Elles ont alors à fournir de savantes analyses en cinq points sur un fait social d’une clarté aveuglante : le geste témoigne d’une violence permanente qui s’exerce contre les femmes ~ il dépasse le geste individuel pour rejoindre un niveau plus global et collectif – il est enraciné dans un contexte social bien précis ~ une société patriarcale cherche à rendre les victimes responsables – il ne s’agit pas d’un geste de violence isolé. Les jours passent, l’événement fait parler et le déni continue, associé à un tais-toi séculaire adressé aux femmes. Des hommes (et des femmes) refusent l’explication la plus plausible, d’autres demandent aux femmes quoi faire ? Enfin, non contentes d’avoir provoqué le meurtrier, les féministes récupèrent l’événement, prétend-on… et il faut encore analyser… pour déconstruire ces énoncés gratuits et stupides.

Et nous qui pensions nous reposer ! À la question qu’on pose aux féministes : Pensez-vous que les féministes ont des leçons à tirer de l’événement ? Qu’allons-nous répondre ?

Ces articles parus dans la revue Sociologie et sociétés nous aideront à trouver ce qui nous reste à faire, et à connaître le terrain où nous sommes. « Il arrive souvent que la société où cela (…) se passe dénie les conflits sociaux qui posent les hommes et les femmes en groupes sociaux antagonistes », disait Marie-Andrée Bertrand. Et nous, qu’en pensons-nous ?

Judith Dufour – Vasthi