Une parole au large
J’ai parlé tardivement.
Enfant, j’ai entendu la parole de mes parents, de mes tantes, de mes oncles. Étant l’aînée de la famille, je n’avais entendu au point de départ que presque uniquement des paroles d’adultes. Comment m’impressionnait-elle cette parole ? Ne vibrait-elle pas de mille manières dans mon jeune cerveau ? Toujours est-il que j’ai parlé tardivement, c’est ce que maman m’a appris tout récemment.
La parole demande une maturation; elle révèle beaucoup de soi-même. Il vaut la peine qu’elle soit préparée. Simple répétition au premier abord des sons entendus, elle nomme les êtres, les choses qui nous sont nécessaires : maman, papa, lait, dodo… Puis elle devient un instrument d’expression multiple pour exprimer nos émotions, notre besoin de connaître, pour communiquer avec les autres, développer nos goûts et notre capacité d’apprendre.
Dans ma vie de théologienne, j’ai scruté la Parole de Dieu, j’ai étudié et analysé des traités de théologie, j’ai enseigné, j’ai écrit. La parole est devenue in moyen de communiquer ma foi, de traduire ce qu’elle a engendré en moi, de transmettre ma façon de comprendre ce qui a été révélé. Prendre la parole devient une affirmation de son existence, de sa liberté. La parole creuse, elle montre le sillon qui s’est formé dans la personne, elle peut rejoindre les racines de l’être. Ce travail exige de la confiance en soi, de la patience dans les lentes progressions selon sa propre créativité.
Je parle habituellement peu.
Il me semble que je suis plutôt réservée dans mon débit de paroles, sauf si je suis captivée par un sujet. Une abondance de paroles souvent me fatigue. Je me demande parfois pourquoi tant parler alors que l’on pourrait se limiter à quelques phrases circonscrites, choisies adéquatement. La parole est un trésor à garder, à méditer, qui ne doit pas être dispersé trop largement.
Des siècles d’écritures théologiques ont produit des milliers d’ouvrages qui ont repris habituellement, selon un même mode patriarcal, les contenus de la foi chrétienne. Ce sont surtout les hommes qui ont parlé et répandu la Bonne Nouvelle à leur manière, selon leurs mentalités et leurs construits sociaux. Quant à nous,
femmes, nous étions nées, selon eux, pour être mères ou pour rester vierges tout en n’oubliant jamais de développer une maternité spirituelle. Celle-ci ne pourrait-elle pas nous permettre d’affirmer une fécondité dans la transmission de nos propres expériences, de notre façon de traverser la Parole de Dieu ?
Pourquoi parler ?
La parole est un don précieux qui a besoin d’être communiqué. Surgie du plus profond de nos sources les plus intimes et les plus chères, elle fait connaître nos dynamismes les plus ardents. Elle a une mission à accomplir. C’est en toute liberté et avec une vigueur toujours renouvelée qu’elle est appelée à dire, à nommer, à montrer les voies à venir. Parfois, c’est une parole de contestation qui résiste aux envahissements des impositions, des formulations aux allures dogmatiques, aux empiètements sur les droits des personnes.
Parfois, c’est une parole de dénonciation des demandes non entendues, des normes morales inappropriées et même injustes, une parole qui cherche à faire disparaître toutes les censures et autocensures qui nous écrasent. Parfois, c’est une parole de création qui ose s’élever, esquisser des rêves, révéler les désirs les plus profonds, enfouis au fond de nous-mêmes, tracer des perspectives bienheureuses pour une plus que moitié de l’humanité et aussi pour l’autre moitié.
Savons-nous donner du large à nos paroles, les laisser profiter du vent de l’Esprit qui se lève et ouvre des espaces inconnus. Nous n’avons même pas besoin d’un vaisseau spatial pour franchir la stratosphère humaine. Il s’agit de faire confiance pour un risque nouveau, inhabituel…
MONIQUE DUMAIS, HOULDA