ÉCOLOGIE ET FÉMINISME

ÉCOLOGIE ET FÉMINISME

Monika Thoma – Ville Saint-Laurent

Devant les interrogations, dans le contexte de la problématique constitutionnelle, sur l’avenir du Québec, il m’apparaît de plus en plus que la question essentielle ne concerne pas d’abord et avant tout les particularités et caractéristiques du cadre constitutionnel dans lequel évoluera le Québec de demain. Il me semble plus fondamental de nous interroger d’abord sur le genre de société que nous allons construire ensemble dans ce Québec éventuellement souverain. Et face à l’état critique dans lequel se trouve aujourd’hui ce que nous avons appris à appeler « l’environnement »,1 il ne fait pour moi aucun doute qu’une priorité, dans ce Québec de demain, devra être accordée à l’écologie dans le sens large et profond du terme.

Car le Québec, celui de demain tout autant que celui d’aujourd’hui, et indépendamment de son statut politique et constitutionnel, est une part de cette planète fragile dont la survie est menacée gravement par les conséquences de l’action humaine : pluies acides, réchauffement du globe, affaiblissement de la couche d’ozone, désertification, déforestation, extinction effarante des espèces animales et végétales, empoisonnement des sols et de nos réserves d’eau potable par les pesticides, herbicides et déchets toxiques, gaspillage scandaleux de nos ressources pourtant limitées, surpopulation, sous-développement, inégalités sociales et appauvrissement, endettement du « Tiers-Monde », militarisation… les problèmes sont connus.

Le Rapport Brundtland, avec sa devise « penser globalement, agir localement », nous a également fait comprendre qu’il ne s’agit pas là d’une multitude de problématiques et de crises isolées, mais qu’il faut établir des liens et des équations entre la paix, l’environnement et le développement.2 « Il n’y a pas des crises, mais une crise »3 affirme le Rapport Brundtland. . Et la solution qu’il envisage, le « développement durable », veut garantir qu’on puisse répondre aux besoins du présent sans compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire les leurs.

Mais bien qu’il s’agisse déjà là d’un défi de taille que nous ne pourrons relever sans réaliser – et dans des délais très courts – des transformations radicales aux plans économique, social et politique, tant au niveau national qu’international, il me semble que nous n’allons pas assez loin si nous nous arrêtons ici. Pour moi, « penser globalement » ne signifie pas seulement qu’il faut considérer l’étendue planétaire de la crise environnementale et prendre conscience de (‘interrelation des aspects socio-politiques et économiques. Je crois que cette devise nous invite aussi à nous interroger de façon plus radicale sur notre identité humaine et sur nos rapports, en tant qu’humains, avec cette terre qui est notre seul « milieu de vie » possible.

Les causes profondes du problème écologique

Une telle réflexion nous amène rapidement à reconnaître que les causes profondes de la destruction catastrophique de la nature par l’homme sont en lien direct avec son comportement de domination, d’oppression et d’exploitation. Ce comportement est fondé dans la pensée anthropocentrique dont on peut, avec Eugen Drewermann,4 identifier les racines dans l’héritage sécularisé du christianisme, et principalement dans le concept de l’homme comme maître de la création et dominateur de la nature. L’écrivaine écoféministe  Riane Eisner5 montre cependant que l’origine de cette attitude de domination et d’exploitation face à la nature est de beaucoup antérieure à l’époque chrétienne et même au judaïsme, et que des recherches archéologiques récentes ont permis de découvrir qu’il existait, pendant les périodes paléolithique et néolithique, des sociétés préhistoriques dans lesquelles la terre n’était pas considérée comme un objet d’exploitation – et dans lesquelles n’existait pas non plus la subordination des femmes par les hommes !

Ces sociétés avaient une conscience qu’on appellerait aujourd’hui « écologique » : on savait que la Terre devait être traitée avec respect, on reconnaissait ses pouvoirs de donner et de conserver la vie et on en tenait compte dans ses pratiques. Ces pratiques étaient d’ailleurs enracinées dans une structure sociale « dans laquelle les femmes et des valeurs « féminines » comme la sollicitude, la compassion et la non violence n’étaient pas dévalorisées et subordonnées aux hommes et aux valeurs supposément masculines de conquête et de domination ».6 Selon Eisler, cette tradition millénaire à laquelle elle fait référence sous le nom de « Gaia tradition », peut nous donner accès à des éléments de réponses aux questions graves que nous nous posons aujourd’hui face à l’état inquiétant de la planète. 

Les réflexions d’Elizabeth Dodson Gray vont dans la même direction. À l’instar d’un nombre croissant de féministes,7 de pacifistes et d’écologistes, elle constate qu’il est impossible d’ignorer le lien entre « la manière dont cette culture traite la vie et le corps de la terre et la façon dont elle traite la vie et le corps de la femme. Nous comprenons maintenant que le féminisme, l’écologie et la recherche de la paix sont profondément interpelés »8

Une remarquable concordance…

Il est vrai que les critiques de la société que nous formulons à partir de notre analyse féministe rejoignent celles que nous devons formuler à partir d’un point de vue écologique ou pacifique : nous nous opposons à une société construite sur les seuls fondements du pouvoir économique, qui fonctionne selon l’idéologie d’une croissance économique illimitée, dont les moteurs indispensables sont la surconsommation et le gaspillage des ressources, qui se maintient grâce à une répartition tout à fait injuste des richesses de cette terre, et où ne comptent que des valeurs matérialistes : rendement, accumulation des profits, productivité, performance, excellence et compétition.

Que ce soit en tant que membres de mouvements écologiques, pacifiques, de coopération internationale ou féministes : nous défendons aujourd’hui les mêmes valeurs de protection, de conservation, de solidarité et de justice, de respect, de participation, d’autodétermination ; nous soulignons l’importance des attitudes de partage et de simplicité, d’entraide, de soutien et de protection pour les plus démunies ; et nous travaillons à l’abolition de toute forme de domination, de répression et d’exploitation. Plusieurs d’entre nous sont en cheminement vers une culture qu’on peut qualifier d’alternative. On y valorise davantage la vie communautaire que l’individualisme, des modes de vie et de travail moins destructeurs, et l’appréciation de la nature comme le respect de toute forme de vie en sont des éléments importants. Et un peu partout, on voit émerger des formes de spiritualité et de philosophie nouvelles qui cherchent à dépasser les dichotomies stériles entre nature et culture, spiritualité et nature, pensée logique/rationnelle/  »scientifique » et pensée intuitive et poétique.

Des possibilités étonnantes

Compte tenu des implications profondes dont le cadre restreint du présent article m’a seulement permis une esquisse, il m’apparaît que la préoccupation écolo-thématique pourrait également constituer un lieu privilégié d’intégration de nos valeurs, revendications et luttes, avec les hommes. Car c’est à la construction d’une société de partenariat entre femmes et hommes que nous devons travailler ensemble. L’engagement sur la base des valeurs écologiques s’avérera peut-être, compte

tenu de la taille des défis à relever et de l’importance des enjeux, le domaine par excellence où nous pourrons, à partir de cette préoccupation commune de « sauver la planète », faire comprendre la nécessité de réapprendre les formes de respect, de collaboration et de coopération indispensables à la paix et à l’équilibre écologique.

1 Pour un bilan exhaustif, voir, par exemple : Notre avenir à tous. Rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement. Montréal, les Éditions du Fleuve, 1988. (Rapport Brundtland).

2 Cf. Monique Fitz-Back : « L’éducation relative à l’environnement. Une étape pour le développement durable. » Dans : C.E.Q, Ensemble récupérons notre planète. Cahier pédagogique, 1990, pp. VII à X.

3 Op. cit., p.5.

4 Cf. Eugen Drewermann : DertôdlicheFortschritt. Regensburg, Pustet, 1989, surtout pp. 62-133.

5 Cf. Riane Eisler : « The Gaia Tradition and the Partnership Future : An Ecofeminist Manifesto* Dans : Irène Diamond et Gloria F. Orenstein (éd.). Reweaving the World, San Francisco, Sierra Club Books. 1990,

pp. 23-34.

6 Op. cit., p.23

7 On pourrait nommer, à titre d’exemple seulement : Rachel Carson, Simone de Beauvoir, Mary Daly, Rosemary Ruether, Dorothy Dimerstein, Susan Griffin, Caroline Merchant, Charlene Spretnak, Judith Plant.

8 Elizabeth Dodson Gray : « The Parable of the Sandhill Cranes : Women, Men and the Earth ». In : The Catholic World, July/August 1990, p. 185.