ETTY HILLESUM (1914-1943)

ETTY HILLESUM (1914-1943)

Louise Melançon, Myriam

Etty Hillesum est morte à Auschwitz, le 30 novembre 1943, selon la Croix-Rouge. Je l’ai découverte en 1996, en me procurant la première traduction française de ses écrits : Une vie bouleversée1.

 Je faisais ainsi la rencontre d’une femme touchante, interpellante et tellement attachante que je me procurai, par la suite, tout ce qui était publié à son propos.2

En 2001, j’ai rencontré pour la première fois, des personnes qui avaient fait la même découverte que moi, et parmi elles, l’une de mes étudiantes, à Sherbrooke, qui travaillait une thèse de Maîtrise3 (et plus tard sa thèse de Doctorat) sur Etty Hillesum. J’ai été ainsi amenée à approfondir , sur une période de trois ans, sa vie, sa personnalité, et surtout son cheminement humain et spirituel, exceptionnel. La référence à la traduction anglaise4 de ses écrits au complet, m’a permis de consacrer, l’été dernier, de longues mais très riches heures à cette lecture.

Dans cet article, après vous avoir fait connaître Etty,  je veux partager quelques-uns des bienfaits que j’ai retirés en la fréquentant.

1. Éléments biographiques

Etty (Esther) est née aux Pays-Bas, le 15 janvier 1914. Son père, Louis (Levi) Hillesum, d’origine juive mais non pratiquant, est né à Amsterdam ; sa mère, Rébecca (Riva) Bernstein, russe, s’est enfuie de son pays lors d’un pogrom, en 1907. Etty est l’aînée de deux frères : Jacob (Jaap) et Michaël (Mischa) . L’un devient médecin, et l’autre artiste, un pianiste de talent. En 1939, Etty obtiendra une licence en Droit, après quoi elle commencera des cours de russe qui seront interrompus par la guerre et, en mai 1940, par l’Occupation allemande. En 1937, elle emménagera, chez Han Wegerif  -veuf de 58 ans et père de quatre enfants- un peu comme fille au pair : pour se faire des sous en tenant la maison. Elle deviendra l’amante de cet homme qui  n’est pas d’origine juive. Etty donnera aussi des cours de russe.

Le premier écrit dont elle est l’auteur est une lettre datée du 8 mars 1941, envoyée à Julius Spier, chirologue (thérapie à partir des mains). À 27 ans, connaissant des périodes de dépression et subissant des maux de toutes sortes, elle commence, sur le conseil d’une connaissance, à consulter ce psychothérapeute, disciple de Jung.  Tout de suite, elle lui fait part des  réactions à la fois d’attirance et d’aversion qu’elle éprouve à son égard,  mais c’est l’attirance qui prendra bientôt le dessus.  Elle vivra avec cet homme, qui a déjà une fiancée à Londres, une relation amoureuse suivie d’une amitié profonde. Elle deviendra somme toute sa secrétaire et son assistante. Cette relation sera pour elle le début et le lieu d’un cheminement humain et spirituel remarquable.  Julius Spier, juif d’origine, 54 ans, se montrant  de plus en plus intéressé au christianisme,  ira jusqu’à désirer le baptême. Il initiera Etty à l’intériorité, à la prière, à travers  une démarche spirituelle, en lui faisant connaître les évangiles et saint Augustin.5 Le Journal d’Etty témoigne aussi de manière concrète de l’occupation nazie au moment où les juifs d’Amsterdam sont soumis à un programme d’exactions de plus en plus sévères, allant  jusqu’aux déportations dans les camps de la mort. Etty séjournera d’abord comme fonctionnaire à Westerbork, un camp de transition, avant d’y  voir arriver tous les membres de sa famille, avec qui elle prendra le train qui les conduira à Auschwitz où tous trouveront la mort, le 7 septembre 1943.

2. Un cheminement humain et spirituel…

Quand Etty commence son Journal, le 9 mars 1941, elle le fait d’abord pour sortir de son inhibition : “J’ai reçu assez de dons intellectuels pour pouvoir tout sonder, tout aborder, tout saisir en formules claires ; on me croit supérieurement informée de bien des problèmes de la vie ; pourtant, là, tout au fond de moi, il y a une pelote agglutinée, quelque chose me retient dans une poigne de fer, et toute ma clarté de pensée ne m’empêche pas d’être bien souvent une pauvre godiche peureuse.” (vb6 , 9) Peu à peu, elle prendra le goût de l’écriture, et affirmera vouloir devenir écrivain.

Mais ce que son Journal nous révèle, c’est avant tout la transformation d’une jeune femme qui connaîtra une libération intérieure grâce à une relation singulière et à sa découverte de Dieu ; transformation qui s’exprimera  par le fait d’apprendre à “s’agenouiller”, prier et vivre une relation très personnelle avec Dieu, elle qui n’avait pas reçu d’éducation religieuse. Cette transformation l’amènera à développer un  éminent altruisme, à pardonner aux persécuteurs des juifs, à être présente à ceux et celles qui arrivent au camp, à aller finalement à la mort dans la solidarité et la sérénité. L’écriture de son Journal lui permet de se livrer à un profond travail sur soi qu’elle nomme : “s’expliquer avec” la vie, ses contradictions, ses épreuves ; avec son ami Spier et tout ce qui se passe dans leur relation ; avec la souffrance de son peuple. En un mot : “je dois me replonger sans cesse dans la réalité, “m’expliquer” avec tout ce que je rencontre sur mon chemin, accueillir le monde extérieur dans mon monde intérieur et l’y nourrir – et réciproquement…” (vb, 46) C’est ainsi qu’elle découvre le sens de sa vie, et qu’elle apprend à l’aimer  à travers tout, jusqu’à en arriver à écrire : “ Aujourd’hui, jeudi 7 août 1941, à 11 heures et demie du soir, j’écris, pleinement convaincue : la vie est bonne” .7 Et cela malgré les retours en arrière, les moments de dépression et de maladies, les inévitables luttes.

3. … dans une relation amoureuse singulière

Au début de la relation thérapeutique, Etty et Julius Spier éprouvent une attirance qui se traduit dans la sensualité. Mais peu à peu, l’une et l’autre se rencontrent à un niveau très profond, ce qui les amènera à se dépasser, à expérimenter une grande liberté affective ouverte sur l’amour des autres, sur l’amour universel. Etty parle souvent de la bonté et de la douceur de cet homme ainsi que de sa puissance intérieure. Julius veut rester fidèle à sa fiancée avec qui il correspond, même s’il a connu l’infidélité dans un mariage précédent. Etty ne sait plus trop quoi penser de sa relation avec Wegerif, elle qui dit n’avoir jamais vraiment aimé malgré une vie sexuelle active. Leur relation avancera par paliers. Spier avance dans la conscience des exigences de son engagement à l’égard de sa fiancée Herta et aussi de sa pratique thérapeutique. Etty, de son côté, doit beaucoup lutter contre sa jalousie, son désir de le posséder ou d’avoir des relations intimes avec lui. Mais son amour grandit en même temps que son désir la conduit vers d’autres horizons : l’amour de ses concitoyens juifs, de ses amies, de ses parents, de ses proches, de Han Wegerif. Elle décidera de s’éloigner de lui en allant travailler au camp de Westerbork, et lui, atteint d’un cancer, mourra avant que les choses tournent mal pour elle.  Au coeur de leur relation, Etty et Julius ont expérimenté la présence d’un Dieu Ami. La bonté de Spier conduisit Etty à un Dieu bon, intimement présent comme une source au cœur  de soi. Spier fut comme un médiateur pour Etty. Et celle-ci, avec son caractère entier et sa recherche de la vérité, entraîna aussi son ami dans la foi en un Dieu intime. La générosité d’Etty dans son travail sur elle-même lui a permis de comprendre combien Dieu avait besoin de nous : ce n’est pas à Dieu de nous aider, disait-elle, mais plutôt à nous de l’aider. Cette compréhension d’un Dieu humble, vulnérable, l’amena à affronter le problème du mal (et le mal qu’était le nazisme) avec grandeur d’âme. Elle remercie Dieu pour la bonté de la vie, et reconnaît notre responsabilité humaine dans les maux qui nous affligent. Elle a fait preuve d’une grande capacité à accueillir la souffrance, et a vécu la compassion dans ses relations, particulièrement durant ses mois passés au camp.

4. Le “problème féminin” : une question existentielle

Etty parle de ses “problèmes de femme”, comme par exemple, lorsque ses règles sont en retard, et qu’elle vit des jours et des nuits dans l’angoisse. Elle ne veut pas d’enfant, et donc elle prend tous les moyens à sa disposition pour que “ses règles” reprennent… Elle connaît l’ambivalence de sentiments de toute femme dans cette situation. Elle parle aussi de son rapport à sa mère, une femme très compliquée : elle prend conscience qu’une partie de ses problèmes relève des manques vécus avec sa mère. Mais elle parle explicitement du “problème féminin” à partir d’un entretien avec Spier qui avait dit : “…l’amour de tous les hommes vaut mieux que l’amour d’un seul homme. Car l’amour d’un seul homme n’est jamais que l’amour de soi-même.” (vb, 42)

Par la suite, elle se demande si chercher un homme unique n’est pas le propre de la femme ? Elle questionne son expérience de femme intelligente, qui veut l’égalité, qui fait un chemin de remise en question, plutôt que de se contenter d’être une jolie femme, hyper-féminine, qui attire les hommes. “Étrange de vouloir ainsi être désirée par un homme, comme si c’était la consécration suprême de notre condition de femmes, alors qu’il s’agit d’un besoin très primitif.” (vb, 43) Elle considère cette question très complexe, et affirme : “Peut-être la vraie émancipation féminine n’a-t-elle pas encore commencé. Nous ne sommes pas tout à fait encore des êtres humains, nous sommes des femelles. Encore ligotées et entravées par des traditions séculaires. Encore à naître à l’humanité véritable ; il y a là une tâche exaltante pour la femme.”(vb, 43) Elle ne revient pas vraiment sur ce sujet. Je dirais qu’elle l’a vécu dans la suite de ses relations, celle avec Spier, celle avec Han Wegerif, et d’autres amis.

Son cheminement l’a amenée à connaître l’amour universel en vivant ses amitiés intensément, sa relation avec Han Wegerif, plus simplement, et surtout son amour pour Julius Spier, dans une grande liberté. Mais la question qu’elle s’est posée n’est pas résolue, après bien des années d’avancée des femmes. La démarche de libération des femmes continue d’être à faire, surtout en ce qui concerne notre vécu affectif et émotionnel. Et les hommes ont aussi du travail à faire… quoique différemment.

Etty Hillesum reste la  figure exemplaire d’une femme qui entreprend un travail sur elle-même, et dans son expérience de Dieu, en dehors de toute institution religieuse, elle rejoint bien des femmes de notre temps.

1. Etty Hillesum. Une vie bouleversée. Journal 1941-1943 suivi de Lettres de Westerbork, (traduit et annoté par Philippe Noble), Seuil 1995. 361 p. L’édition originale en néerlandais, était parue pour le Journal, en 1981, et les Lettres, en 1986. Il s’agissait de textes incomplets dans tous les cas.
2. Pascal Dreyer, Etty Hillesum. Une voix bouleversante, Desclée de Brouwer, 1997, 162 p. ; Paul Lebeau, Etty Hillesum. Un itinéraire spirituel, Namur, éditions Fidélité, et Bruxelles, éditions Racine, 1998, 224 p. ; Sylvie Germain, Etty Hillesum, éditions Pygmalion/Gérard Watelet, collection ”Chemins d’éternité”, Paris 1999 ; Ingmar Granstedt, Portrait d’Etty Hillesum, Desclée de Brouwer, Paris 2001.
3. Alexandra Pleshoyano, L’expérience de la nuit chez Etty Hillesum à la lumière de saint Jean-de-la-Croix. Une herméneutique de la démaîtrise.
4. Etty. The Letters and Diaries of Etty Hillesum 1941-1943, William B. Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids, Michigan/ Cambridge, UK, and Novalis, Saint Paul University, Ottawa, 2002, 800 p.
5. Etty lit beaucoup Dostoievsky, et le poète Rilke, qui est son préféré.
6. Abréviation de : La vie bouleversée…
7. The Letters and Diaries, p. 78.