FEMMES D’HIER – PAYS D’AUJOURD’HUI

FEMMES D’HIER – PAYS D’AUJOURD’HUI

Marie Gratton – Myriam

« À l’ombre de l’Orford » ou ailleurs, Alfred Desrochers a écrit : « Je suis un fils déchu de race surhumaine ». Les femmes du Québec pourraient pour leur part s’écrier, à la lumière de leur histoire, singulière à bien des égards : « Nous sommes filles fières de femmes exemplaires ». Aussi, quand le temps vient pour les féministes chrétiennes que nous sommes de prendre position dans le débat constitutionnel et de faire savoir, non seulement dans quel pays nous voulons vivre, mais sur quelles assises se fonde notre choix, quels projets sociaux et politiques nous paraissent mériter notre engagement et quel avenir nous espérons léguer aux enfants de nos enfants, il nous apparaît utile de jeter un regard en arrière pour discerner les figures féminines qui, en traversant notre histoire, l’ont marquée de traits originaux et porteurs d’espérance.

Dans les pages qui vont suivre, je ne ferai pas oeuvre de sociologue ou d’historienne, je ne suis ni l’une ni l’autre, mais je me laisserai guider par une intuition. Si le Québec n’est pas une province comme les autres, si la colonisation telle qu’elle s’est effectuée en Nouvelle-France diffère profondément de ce qu’elle a été en Amérique du Sud par exemple, ou même aux États-Unis, mais pour des raisons tout à fait différentes, on le doit pour une bonne part à l’influence des femmes venues ici au tout début de la colonie. Le rôle important qu’elles ont joué, la mission dont elles s’estimaient investies, ont eu des retombées jusqu’à nos jours. Leur héritage s’exprime à travers des valeurs qui ont inspiré nos politiques sociales, conditionné plusieurs de nos choix et fait de nous une « société distincte » qui se reconnaît, par delà tous les accords ou désaccords constitutionnels.

Des femmes autonomes, courageuses, novatrices

Une première observation me semble s’imposer, nos « héroïnes » le sont devenues de plein droit et pour leurs propres entreprises. Le souvenir qu’on garde d’elles n’est point lié à la gloire d’un père, d’un époux ou d’un fils, leurs oeuvres et rien d’autre ont inscrit leur nom dans la chronique de ce pays. Et leurs oeuvres ne sont pas banales, surtout si l’on songe au moment et aux circonstances de leur naissance et de leur mise en route.

Dans l’ouvrage qu’elles ont consacré à L’Histoire des femmes au Québec1, les quatre membres du Collectif Clio reconnaissent d’emblée que si le zèle religieux qui a présidé à la création de la Nouvelle-France ne lui est pas particulier, – on retrouve en effet un même mysticisme chez les pèlerins du May flower qui arrivèrent en Amérique

en 1627 et chez les colons quakers qui fondèrent la Pennsylvanie en 16822 – ce qui apparaît comme un trait spécifique de notre épopée socio-politico-religieuse au dix septième siècle,

… c’est le nombre remarquable de femmes qui ont joué un rôle de premier plan dans la fondation spirituelle et matérielle de la colonie. On chercherait en vain des faits similaires dans les annales de l’histoire américaine.3

Or, si toutes nos pionnières ont été attirées sur les bords du Saint- Laurent par les Relations des Jésuites4qui, en racontant la vie dans la colonie naissante et en la présentant comme une vaste terre de mission, ont éveillé leur zèle missionnaire, il faut remarquer qu’elles ont ordinairement su joindre à un incontestable mysticisme un sens pratique absolument remarquable. Comment auraient-elles pu survivre d’ailleurs si elles n’avaient pas su tout entreprendre, tout réaliser avec un esprit créateur et souvent même révolutionnaire ?

On sait que Marie Guyart avait su diriger une entreprise de transport en France avant de venir à Québec, et que son sens de l’organisation en fera une bonne administratrice des fonds fournis par une autre femme, madame de La Peltrie. Elle se fera bâtisseuse, chroniqueuse à travers une correspondance de treize mille lettres, mystique et directrice spirituelle, éducatrice et auteure même d’un dictionnaire dans une des langues amérindiennes.5

De Jeanne Mance on sait qu’elle fut infirmière et fondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal, mais a-t-on assez dit qu’elle fut aussi l’administratrice des provisions et l’économe dans la compagnie des fondateurs de Ville-Marie ? Habile à la négociation, tant avec ses bailleurs de fonds en France qu’avec l’évêque de Québec, qui ne souhaite pas la venue des hospitalières de La Flèche à Montréal, puisque Québec profite déjà des services des Hospitalières de Dieppe, elle obtiendra l’autonomie de son hôpital. Par sa ténacité, son habileté, son solide sens pratique, elle jouera, au dire de plusieurs historiens, un rôle plus déterminant que Maisonneuve lui-même dans le succès de « la folle entreprise » que fut la fondation de Ville-Marie entre 1642 et 16636.

De Marguerite Bourgeoys on a retenu qu’elle fut un peu la mère adoptive des « filles du roy », arrivant à pleins bateaux pour trouver mari (sans avoir à chercher, elles étaient attendues !) et donner des enfants à la colonie. Les enfants mouraient d’ailleurs en grand nombre alors que les attaques iroquoises décimaient la population adulte de Ville-Marie où cène Troyenne s’était établie en 1653. Venue pour éduquer les enfants des colons, elle instruisit du même coup les petites Amérindiennes comme Marie de l’Incarnation le faisait à Québec. Pédagogue avant-gardiste, elle

– préconisait la formation savante des institutrices, l’instruction gratuite, l’éducation des filles et « un usage prudent et modéré de la correction, se souvenant qu’on est en présence de Dieu ». Elle recommande également l’apprentissage de la lecture à partir du français et non pas du latin, ce qui est une audacieuse innovation à l’époque.7

Et puis, cette « sainte » femme – ce n’est pas moi qui la nomme ainsi, c’est notre sainte mère l’Église – opposa une respectueuse mais efficace résistance à son évêque François de Montmorency Laval qui ne voulait pas de filles « séculières » en son diocèse, toutes les femmes consacrées à Dieu devant, selon lui, être cloîtrées. Au dix-huitième siècle, Marguerite d’Youville, une autre « sainte » femme, fera aussi prévaloir son point de vue face aux autorités religieuses de son temps8.

Dans toutes les formes d’assistance sociale, les femmes se sont illustrées. Ce sont des communautés féminines et ce, dès la fin du dix-septième siècle

– qui ont assumé, en Nouvelle-France, tout ce qui concernait la charité publique : secours aux pauvres, vieillards, invalides, malades, fous, prisonniers, prostituées, orphelins9.

À travers ces portraits de pionnières trop brièvement esquissés nous voyons transparaître des traits spécifiques de ce que fut la colonisation en Nouvelle-France et de l’influence que cela aura pour la suite de l’histoire du Québec.

Un idéal certain

Nos découvreurs n’étaient ni des soldats ni des conquérants farouches. Certes, certains ont porté le mousquet, fait le commerce de l’eau-de-vie et abusé de la crédulité des Amérindiens en les dépouillant du produit de leur chasse en échange de quelques babioles sans valeur. Néanmoins, l’entreprise de plusieurs de nos fondateurs et de toutes nos fondatrices s’alimentait à un autre idéal. Toutes les

héroïnes que j’ai évoquées sont venues ici animées par leur foi chrétienne et leur désir de servir les populations qui les accueillaient. Elles venaient soigner, instruire, répondre aux urgents et pressants besoins, non seulement des personnes venues avec elles de France, mais aussi des autochtones. Compte tenu de l’époque et des préjugés qu’on entretenait sur les populations indigènes, on peut dire qu’elles ont fait un effort considérable d’acculturation. Si notre histoire en ses débuts n’a pas été

exempte de violence, elle n’a pas connu non plus les excès qu’on a vus ailleurs. On peut penser que la présence et l’influence des femmes intelligentes, courageuses et tenaces dont j’ai rappelé le souvenir, et qui sont devenues à juste titre des figures de proue de notre épopée nationale, ont contribué à façonner de manière durable le visage de la société québécoise.

Nous avons développé en terre d’Amérique une identité propre qui fait de nous une nation distincte. Les oeuvres que les premières femmes débarquées id avaient entreprises, d’autres les ont perpétuées jusqu’à nous, en répondant chaque fois aux besoins particuliers de leur temps et de leur milieu. Après les Marie, Jeanne et Marguerite des débuts, sont venues les Emilie Tavernier-Gamelin, Rosalie Cadron-Jetté, Esther Blondin, Marie Fitzbach-Roy, Marie Lacoste-Gérin-Lajoie, Justine Lacoste-Beaubien, Mère Sainte-Anne-Marie et Marie Gérin-Lajoie qui, parmi d’autres, ont porté le souci de l’assistance aux pauvres, aux malades, aux personnes délaissées et méprisées, qui ont milité pour la démocratisation de l’enseignement et pour l’éducation supérieure des filles. Si la pleine obtention des droits politiques des femmes a tant tardé à venir au Québec ce n’est pas faute d’avoir trouvé d’ardentes militantes. Mais ceci est une autre histoire.

Aujourd’hui, alors que le système d’éducation, de soins médicaux et d’assistance publique est placé sous la tutelle de l’État qui en assume les frais grâce à nos impôts, nous avons tendance à oublier que toutes les infrastructures de ces divers services avaient été mises en place par des communautés religieuses tout imbues de l’esprit d’entreprise et de dévouement des pionnières dont j’ai rappelé le souvenir. Le phénomène de la sécularisation a contribué à la perte de mémoire collective, et il est de bon ton, en certains milieux, d’évoquer cette période avec un ostensible dédain.

Certes, rien n’y était parfait, le cléricalisme y pesait lourd, mais une armée de femmes travaillait à donner des enfants à ce pays, à les instruire et à leur inculquer de la fierté.

Dans le ciel québécois, Madeleine de Verchères, l’aïeule au mousquet, ne fut qu’une étoile filante, mais l’idéal et l’oeuvre des Marie, des Jeanne, des Marguerite et des autres doit continuer à inspirer et à éclairer les hommes et les femmes de ce pays.

Nos femmes ont façonné une nation distincte. Leur foi et leur vision du monde ont donné une couleur unique à notre culture. Nous en sommes fières et nous nous en sentons responsables.

1 L’Histoire des femmes au Québec depuis quatre siècles, Le Collectif Clio, Éd. Les Quinze, Montréal, 1982, 526 pages.

2 Op. cit., p. 35.

3 Ibid. p. 36.

4 Idem.

5 Ibid. p. 37.

6lbld.p. 39-41.

7 Ibid. p. 41-43.

8 Ibid. p. 43.

9 Ibid. p. 49.