POUR OU CONTRE L’ÉGALITÉ ENTRE FEMMES ET HOMMES ?

POUR OU CONTRE L’ÉGALITÉ ENTRE FEMMES ET HOMMES ?

Dilemme féminin ou fausse question ?

Laurence Mottier- Bonnes Nouv’ailes

Pourquoi traiter du thème de l’égalité entre femmes et hommes, dans ce numéro sur la place des femmes dans le Québec de demain, alors que le dossier sur l’égalité semble réglé, classé, voire dépassé, depuis l’obtention de ce droit en 1981 ?

Pourquoi revenir sur cette base solide, acquise par les féministes militantes ?

Posons le cadre d’où est né le besoin de réexaminer la notion d’égalité, à l’aide d’une analyse et d’outils critiques tirés de l’étude de Louise Marcil-Lacoste.

Au cours d’un débat très stimulant sur l’avenir constitutionnel et politique du Québec, le collectif L’autre Parole s’est interrogé sur l’opportunité d’enchâsser le droit à l’égalité des femmes et des hommes, tiré de la Charte, dans une (possible) Constitution québécoise. La décision semblait s’imposer d’elle-même et être facilement défendable. Elle ne fut pas entérinée, cependant, à cause de l’ambiguïté du ternie. Bien que le mot égalité ait été utilisé maintes fois dans les échanges comme une notion suffisante et s’auto-définissant, il a soulevé une question élémentaire mais loin d’être innocente :

« A quoi fait-on référence en articulant le mot égalité ? »

N’entend-on pas, dans les discours, qu’être égaux, c’est être identiques ? L’égalité ne signifie-t-elle pas, dans ce contexte, devenir assimilables ? Ne sommes-nous pas toujours dans le registre du même, dès que les champs d’application concernent un domaine particulier, comme celui des rapports entre femmes et hommes ? Comme, par exemple, l’égalité salariale : un salaire égal pour un travail égal, ou l’égalité des chances devant l’emploi.

Si ces revendications sont nécessaires et indispensables pour les femmes aujourd’hui encore, sont-elles suffisantes pour définir et recouvrir ce que les femmes entendent par le mot égalité, tant dans leur discours que dans leur pratique ?

L’enjeu de ces questions ne porte d’ailleurs pas que sur la sphère juridique des droits et des lois mais bien sur un projet cohérent de société. Et articuler un projet, c’est faire émerger des priorités et des objectifs mais aussi les valeurs, qui vont fonder et nourrir le développement d’un tel projet.

Et il faut bien faire face à ces deux réalités : autant l’égalité entre femmes et hommes n’est pas acquise, ni en droit, ni en pratique, autant le concept même d’égalité est falsifié par des théories, minimaliste ou négative, qui réduisent l’égalité à l’anti-exclusion des femmes ou à l’imitation de modèles masculins par les femmes.

Si nous estimons que l’égalité entre femmes et hommes est une valeur fondamentale pour notre société, il est nécessaire et urgent de déconstruire la logique égalitaire actuelle, qui régit nos discours, nos pratiques et nos mentalités. Car cette logique place les femmes devant un dilemme, qui leur devient soi-disant propre : elles se doivent de dire à la fois oui à l’égalité (équivalence) entre femmes et hommes et non à cette même égalité, qui nie la différence des femmes par rapport aux hommes.

Comme le dit Louise Marcil-Lacoste, « il faudrait être contre l’inégalité entre les hommes et les femmes, et en même temps contre leur égalité. »1

Pour toutes ces raisons, il est définitivement illusoire de croire que l’égalité est un point acquis et qu’un enchâssement de ce droit dans une Constitution suffirait à le rendre opérant et à classer la question. De plus, remplacer un homme par une femme à un même poste, revient à changer une image, un visage et non une réalité d’inégalités socio-professionnelles. Créer quelques exceptions de femmes accédant à des positions de direction ou de pouvoir, ce n’est pas changer les conditions d’existence socio-économiques et culturelles de la majorité des femmes.

Le féminisme actuel ne peut pas faire l’économie d’une re-définitton de la notion d’égalité, en tenant compte des paramètres sus-mentionnés, pour que les femmes soient des actrices de changements en profondeur et non les jouets d’une logique anti-égalitariste.

1   Comment articuler féminisme et égalitarisme ?

La philosophe Louise Marcil-Lacoste commence son analyse en posant la question suivante : « S’il y a effectivement dilemme, dans quelle mesure relève-t-il d’une incompatibilité logique »2 entre le féminisme et l’égalitarisme ?

En classifiant ses résultats en différentes catégories, elle dégage quatre schémas égalitarismes contemporains, qui explicitent, chacun à sa manière, la raison des rapports « difficiles » entre le féminisme et l’égalitarisme. Le but poursuivi par notre auteure est de déconstruire la logique de chaque théorie, qui, tour à tour, fait du féminisme la seule cause de leur incompatibilité.

Voici, résumé très sommairement, le développement argumentatif de L. Marcil- Lacoste.

1.1 La variante3

Dans ce schéma, « le féminisme serait l’application locale et spécifique du projet général de l’égalitarisme dont il serait la variante sexuée. » Pourtant un gouffre existe entre la théorie et la pratique, né de la présomption égalitariste, qui « suppose que la notion générale d’égalité est nécessairement applicable à tous les cas concrets. »

Le féminisme « montre que pour les femmes, l’égalitarisme a tout été, sauf appliqué » et, comme théorie critique, il permet d’établir « l’absence d’articulation systématique entre les notions dites « générales » et les notions dites « spécifiques », c’est-à dire l’impossibilité théorique de penser toute applicabilité. »

1.2 L’incohérence4

Ce schéma postule que le féminisme, en tant que « la pointe exacerbée et incohérente de l’égalitarisme, n’est qu’un sexisme inversé. » Il caricature les femmes comme des envieuses qui veulent tout pour elles seules, dans un mouvement irrationnel  de revanche contre les hommes.

Pourtant, le féminisme agit plutôt comme « un aiguillon », qui pose à l’égalitarisme la question de sa propre cohérence et de sa manière – toujours inexistante à ce jour – « de lier entre elles les diverses formes d’égalité souhaitable. » Le féminisme affirme que légalité ne peut tenir dans le principe négatif d’anti-exclusion grossière, défendu par ce système.

1.3 L’antinomie5

A ce stade, l’enjeu porte sur « les conditions minimales permettant d’accéder à une égalité minimale et sur les priorités qui en découleraient pour accéder à la justice comme équité. » Il y a accord entre nos deux protagonistes pour réfuter « toutes formes grossières de discriminations, basées sur des caractéristiques empiriques dépourvues de pertinence, tels la race, le sexe l’âge, etc… »

Mais dans cette logique égalitariste, les femmes ont un handicap particulier, qui les exclut des bénéfices de légalité : en effet, « les femmes ne peuvent constituer le seuil minimal de l’égalité promise aux groupes les plus démunis », car elles ne forment pas un groupe, c’est-à-dire « un sous-ensemble particulier » ; elles sont la moitié de cet ensemble, c’est-à-dire « une anomalie ». Les femmes sont donc à la fois « trop nombreuses pour être un sous- ensemble et trop plurielles pour être rassemblées. »

L’antinomie devient alors patente : d’un côté, un égalitarisme qui « considère les personnes sans égards à leur spécificité et ferme les yeux sur leur différence » et cela comme condition pour appliquer l’égalité ; de l’autre, un féminisme qui « fait passer l’égalité entre les femmes et les hommes dans le fait même de parler de leur spécificité », de leur différenciation.

1.4 L’irréductibilité6

En bref, ce schéma de pensée est la radicalisation systématique des positions décrites au stade antinomique.

On a donc « d’une part, un égalitarisme qui pour défendre l’équivalence entre les humains se tient le plus possible à distance de toute différence. D’autre part, on a le féminisme qui pour assurer le respect de la différence entre les hommes et les femmes se tient le plus possible à distance de tout ce que l’on donne comme égalité. »

Ce durcissement des positions empêche tout dialogue constructif, qui devrait porter sur l’articulation de la différence et de l’égalité, sur fond d’équité et non d’identité. L’irréductibilité entre féminisme et égalitarisme nous met dans l’impasse.

L’exposition critique de ces quatre portraits des théories égalitarismes part de l’explication la plus générale et la plus répandue pour aller vers une position radicale et plus récente dans le temps. Il est cependant à noter que ces théories sont contemporaines et co-existent aujourd’hui encore. L’ordre de présentation n’est donc pas avant tout chronologique mais suit une évolution dans le raisonnement, par l’application d’un esprit de plus en plus critique, conduisant d’un schéma de pensée à l’autre.

2. Obsession identitaire vs égalité équitable

Comment sortir de l’impasse actuelle ?

Louise Marcil-Lacoste répond clairement : « en démasquant l’obsession identitaire », qui nous fait dire que la différence entre femmes et hommes ne peut en aucun cas s’associer et se conjuguer avec le principe d’égalité et que cette différence implique donc l’inégalité des femmes et des hommes et qu’il n’y a donc d’égalité possible que dans l’identité des femmes par rapport aux hommes. « On préfère donc bloquer l’égalité au seuil de la différence, plutôt que de déployer une éthique de la différence marquée au sceau de l’égalité. »

Ce discours fait triompher l’idéologie anti-égalitariste, permet de maintenir le statu quo, les fausses questions et surtout d’esquiver la question cruciale de l’équité dans le débat égalitariste. Implicitement, ce discours nous fait croire que l’égalité n’a rien à voir avec la justice, en utilisant l’alibi de l’identité comme la seule valeur nécessaire à l’égalité.

Par sa démarche critique, L. Marcil-Lacoste parvient à poser un diagnostic clair des théories égalitaristes et ce, grâce aux outils et aux concepts de la recherche féministe. Elle bat en brèche l’idée courante que le problème est du côté du féminisme, qu’il existe un dilemme proprement féminin sur l’égalité mais elle va beaucoup plus loin que l’apologie, en démontrant que « le féminisme permet de talonner l’égalitarisme au moment précis où ce dernier achoppe dans sa propre recherche d’égalité. »7

Ainsi, en même temps que notre auteure déconstruit des logiques perverses et anti-égalitaristes, elle met en lumière l’autonomie de la méthode féministe. Ce renversement épistémologique, par lequel le féminisme n’est plus un objet, inclus et donc subordonné à d’autres sciences mais un univers conceptuel autonome, capable d’agir sur d’autres systèmes, est un chemin ouvert pour sortir de l’impasse égalitariste.

Par cette autonomie nouvelle, le féminisme peut et doit se lancer dans l’élaboration d’une « nouvelle » théorie de l’égalité, qui se basera sur des paramètres, telles l’inclusion équitable, principe qui élabore le « comment » (applicable) du passage entre l’anti-exclusion et l’inclusion concrète des femmes dans toutes les sphères de la société, et une réflexion sur les valeurs attachées à certaines différences, autrement dit, sur le fait que les différences sont différentes entre elles et ont besoin d’être évaluées selon une échelle de valeurs, ce qui permettra de penser positivement la différence des femmes par rapport aux hommes, sans nier leur égalité.

Il est crucial de dire que cette compréhension de l’égalité naîtra de la bouche de celles et ceux qui sont actuellement exclus du « club » des égaux et que cette reconstruction, loin d’être abstraite, s’inscrit dans un projet dynamique d’une société non seulement égalitaire (dans le sens de l’équivalence : tous et toutes ont la même valeur) mais surtout équitable (qui tend vers plus de justice pour plus de personnes, en tenant compte de la situation spécifique et différente des femmes et des hommes de cette société).

De là pourront naître, entre les femmes et les hommes, des relations re-définies, re-nouvelées, re-valorisées, en d’autres termes transformées.

Louise Marcil-Lacoste est professeure agrégée au département de philosophie de l’Université de Montréal. Elle a mené des recherches très approfondies sur de nombreuses questions féministes, tels les rapports entre raison et violence (1982), l’enjeu égalitaire dans les théories féministes (1986) et des études sur la philosophie et le sexisme (La raison en procès, 1987).

Ses approches systématiques permettent de déconstruire les logiques patriarcales et sexistes qui fondent (encore !) nos modes de pensée et notre société.

A l’aide de ses analyses théoriques, elle pose les bases d’une conceptualisation

1 « Égalitarisme et féminisme », in Égalité et différence des sexes, Cahiers de l’ACFAS, 1986, no 44, p.3.

2 Ibtd. p.4.

3 Ibid, pp.4-5.

4 Ibid, pp.6-8.

5 Ibid, pp.9-10.

6 Ibid, pp.11-12.

7 Ibid. p.14.