FEMMES ET RELIGIEUSES

FEMMES ET RELIGIEUSES

Yvette Laprise, f.c.s.c.j. – Myriam

Depuis la Révolution tranquille, les religieuses, qui avaient occupé jusque-là l’avant-scène de la société dans les secteurs-clés de l’éducation, des soins de santé et des services sociaux, se sont peu à peu retrouvées dans les coulisses du grand théâtre de la vie.

Ont-elles pour autant démissionné ? Au moment où Jean XXIII reconnaissait l’avancée des femmes dans la vie publique comme un signe des temps, quelle a été la réaction des religieuses ?

Sans remonter jusque-là, en jetant un coup d’oeil sur un passé récent, nous tenterons de repérer, d’une part, des prises de position collectives en faveur de la cause féministe et, d’autre part, des implications individuelles réalisées par des religieuses. En conclusion, quelques données statistiques ramèneront sur la scène celles qui, dans l’ombre, demeurent ouvertes aux défis de l’heure.

Le temps me faisant défaut pour aller puiser à des sources plus abondantes, j’ai et recours à mes souvenirs pour rappeler certains événements où des religieuses ont affiché leur couleur vis-à-vis du féminisme.

Le premier fait qui m’est revenu remonte à 1984. Cette année-là, la Conférence religieuse canadienne (qui regroupe tant les communautés de « Pères » que de « Soeurs » et de « Frères ») avait choisi de se rassembler sous le thème : « Femmes, pour quel monde ? dans quelle Église ? » – question de se laisser interpeller, au nom de l’Évangile, par cette moitié de l’humanité en lutte pour la reconnaissance de ses droits. A la suite de ces assises, où des conférencières avaient évoqué de façon fort éloquente la situation des femmes et leur volonté d’être reconnues dans leur dignité, les membres de l’assemblée, en solidarité avec les femmes, se sont ralliés autour de quatre valeurs à promouvoir : l’égalité, la mutualité, la responsabilité partagée et la communion1. La Conférence, malgré la résistance de certains de ses membres, tournait alors une page importante de son histoire. Le sujet traité cependant a dû paraître trop profane au Préfet de la Sacrée congrégation des religieux qui, cette année-là, s’abstint de participer aux délibérations de l’assemblée !

La même année, Jean-Paul II rendait visite au Canada. S. Paule Cantin, alors présidente de la Conférence religieuse canadienne, décida, en accord avec son Conseil, de renoncer à une rencontre privilégiée des religieux avec l’illustre visiteur, préférant partager avec les autres chrétiens l’audience publique qui leur était réservée. Par ce geste, les religieux et les religieuses voulaient signifier leur appartenance réelle à l’ensemble du peuple de Dieu. Cette prise de position audacieuse ne fut pas sans émouvoir un certain nombre de congrégations dont l’attachement au Saint-Père l’emportait sur leur lien d’appartenance au petit peuple. Aussi, ne faut-il pas se surprendre si, dans les jours qui ont suivi cette, déclaration, des lettres oblitérées au Canada se sont retrouvées sur le bureau de l’Evêque de Rome…

En avril 87, la C.R.C.-Q., i.e. la section québécoise de la Conférence religieuse, faisait parvenir, par l’intermédiaire de son exécutif, un mémoire au Comité permanent du Secrétariat d’État. Par esprit de solidarité avec les groupes féministes, le comité exécutif de la C.R.C.-Q. a voulu apporter sa contribution à la révision des objectifs et des critères de financement du Programme de promotion de la femme. « Aucun organisme » lisait-on dans le mémoire, « ne devrait profiter du programme si ses activités ou son idéologie vont à l’encontre de l’égalité des droits des femmes et des hommes. » C’était là une prise de position nette en faveur de l’évolution du mouvement féministe et un appui aux groupes de femmes luttant pour la défense des droits des personnes moins favorisées.

Au niveau de l’Union internationale des Supérieures générales, des initiatives sont aussi à signaler. Au cours de la décennie des femmes, les Supérieures générales canadiennes décidaient de désigner, dans chacune de leur communauté, une religieuse répondante de la condition féminine. Quelques années plus tard, ces répondantes se constituaient en association couvrant tout le Canada et représentant cinquante congrégations religieuses différentes. Lors du synode sur les laïcs, l’association rédigea, à l’attention de la délégation canadienne, le message suivant :

      « Nous souhaitons que l’Église reconnaisse dans les faits l’égalité et la co-responsabilité entre  les hommes et les femmes dans l’Église ; soutienne et encourage le discours théologique des femmes théologiennes ; prenne la parole pour dénoncer /es différentes formes d’oppression et d’aliénation des femmes tant dans l’Église que dans la société, » etc.

Les associations ne sont pas les seules à avoir pris position en faveur des femmes. Certaines Congrégations particulières se sont aussi fait entendre.

En juillet 85, lors de son chapitre général, la congrégation des Soeurs Notre-Dame-du-Bon-Conseil de Montréal avait inscrit, à l’ordre du jour de son assemblée, la question de la place des femmes dans la société et dans l’Église. À cette occasion a été réaffirmée, entre autres, l’importance pour la communauté de promouvoir une plus grande justice sociale en faveur des femmes et cela dans tous les milieux. Pour assurer la mise en oeuvre de cette orientation, le conseil général organisa au cours de l’année suivante une conférence sur la place des femmes dans l’Église ainsi que deux ateliers d’initiation au Dossier d’animation sur le rôle des sfemmes dans l’Église.

Puis, les Soeurs de la Miséricorde, à leur tour, ont senti le besoin d’acculturer leur façon de voir et d’aider la fille et la femme enceintes. En ce sens, une centaine de soeurs et d’amies des soeurs adressèrent au chapitre général de leur communauté ainsi qu’à l’Église canadienne, cette recommandation :

     « Nous voulons être à l’écoute des mouvements de femmes, même si, au premier abord, ils nous apparaissent plus ou moins extrémistes. C’est seulement en étant debout comme personnes humaines autonomes que nous pourrons ensemble, soeurs et amies de la Miséricorde, promouvoir dans une authenticité prophétique la réconciliation des femmes et des hommes de tout état et de toute condition sociale. »

Ces prises de position collectives témoignent, à leur façon, de la sensibilisation des Congrégations religieuses féminines au sort et aux luttes de leurs soeurs laïques.

A côté de ces déclarations officielles figurent des implications individuelles en. divers milieux et à travers maints organismes : de l’Université aux groupes populaires en passant par des engagements personnels en pastorale.

L’oeuvre publiée récemment, intitulée Les soutanes roses2brosse un tableau assez exhaustif de la place faite à la femme et particulièrement à la religieuse dans l’Église. La limite du présent article ne permet pas d’entrer dans les détails de cette élude que je cite ici car on y trouve réponse à certaines questions pertinentes.

Il existe aussi des engagements individuels dans un domaine plus profane :

– Une religieuse, spécialiste dans l’approche du monde populaire, cherche, par des sessions à caractère pratique, à aider d’autres religieuses à se familiariser avec les forces et les faiblesses de ce milieu.

– Une autre, à l’occasion d’un congrès des infirmières, n’a pas craint de se prononcer clairement et fermement en faveur des femmes en situations difficiles de grossesse.

– Quelques-unes s’introduisent dans des organismes pour partager avec des laïques les services dispensés aux femmes en difficulté : le Chaînon, par exemple. Leur contact avec ces femmes les questionne et les amène à relativiser bien des choses.

À l’Université, on commence à compter quelques femmes théologiennes dont des religieuses. Il ne leur est pas facile de refuser de se laisser récupérer par des confrères qui, pour la première fois, se sentent insécurisés devant la montée des femmes et la nouveauté du message religieux qu’elles transmettent. Dans le même domaine, il n’est pas sans intérêt de noter qu’au Collège dominicain d’Ottawa, c’est une religieuse qui occupe le poste de doyenne de la Faculté de théologie.

Une recherche plus élaborée aurait sans doute révélé d’autres engagements de religieuses, qu’elles « missionnent » à la ville ou dans les villages, en Métropole ou dans des régions éloignées.

Blocages et ouvertures

Toutes, cependant, ne partagent pas le même engouement pour le mouvement féministe. Certaines, encore prisonnières de préjugés, craignent de perdre leur identité de femmes consacrées si elles s’ouvrent aux perspectives des femmes libérées. Les féministes radicales leur font peur. L’attachement aux valeurs traditionnelles de soumission, de respect de l’autorité, de fidélité au magistère de l’Eglise, en paralyse plus d’une. En liturgie, dans des communautés qui regroupent des sœurs ayant peu de contact avec le monde extérieur, on s’en tient le plus souvent aux rites d’inspiration patriarcale sans se poser de questions. Toute formule un tant soit peu féministe paraît suspecte.

Malgré tout, l’ouverture au mouvement féministe avance sur plusieurs fronts. Un plus grand nombre de religieuses, en contact avec des laïques sur le terrain, en milieu de travail ou dans des organismes à objectif féminin, « conscientisent » de plus en plus les religieuses retraitées en leur partageant leur expérience.

En dépit des rudes obstacles et des murs d’intolérance, la cause féministe fait son chemin dans les communauté religieuses. Celles-ci, par leur retour aux sources, réussissent à décaper progressivement les revêtements structurels et culturels d’un autre contexte pour déboucher sur une ouverture à l’essentiel. En s’alliant avec des membres « Associés », les religieuses se donnent une possibilité de plus de se rapprocher de la réalité quotidienne de nombre de femmes aux prises avec des défis à relever.

Le mouvement de solidarité des religieuses avec leurs consoeurs laïques est enclenché. Ce mouvement est irréversible. Mais la bataille n’est pas gagnée et notre mission nous appelle à aller de l’avant.

Statistiques et perspectives d’avenir

Le courage de s’insérer dans de nouveaux terreaux exige certaines forces vives. Qu’en est-il de nos communautés en cette fin de siècle ? Quelques éléments de statistiques pourront nous éclairer à ce sujet.

Les chiffres que j’avancerai ici recouvrent tout le territoire canadien et sont tirés des statistiques relevées par la C.R.C. en 1987.

Sur les 34 261 religieuses recensées d’un océan à l’autre, 22 623 sont con centrées au Québec, soit 66 %, et regroupées en 88 communautés différentes.

Ne disposant pas de la moyenne d’âge actuelle des religieuses, j’ai relevé certaines données qui pourraient servir de points de repère pour approcher la réalité.

Toujours d’après les mêmes statistiques :

56,85 % des religieuses canadiennes ont plus de 65 ans ;

36,47 % ont entre 45 et 65 ans ;

6,68 % ont moins de 45 ans.

C’est bien la pyramide renversée !

Quant aux entrées enregistrées depuis 10 ans, au plan canadien toujours, elles sont passées de 419 en 1977 à 279 en 1987. Cette baisse continue des vocations n’étonnera personne puisqu’elle se fait sentir de façon aiguë dans tous les pays industrialisés et sécularisés.

Si les religieuses ont perdu de leur visibilité collective, elles ne sont pas toutes en chômage pour autant. Huit créneaux se partagent actuellement les lieux d’occupations des religieuses canadiennes :

1. Au service interne des Instituts religieux 28,14 % (directrice, économe, technicienne, etc.)

2. À la retraite avec un travail à temps partiel 18,25 % (bénévolat, entretien, à l’intérieur ou à l’extérieur de la communauté)

3. À la retraite complète 17,70 % (grande malade, grand âge)

4. En milieu scolaire comme professeure, animatrice, 15,21 % technicienne

5. Au service d’une paroisse ou dans une fonction diocésaine 8,31 %

6. En milieu hospitalier 6,62 % (comme administratrice, préposée aux malades, etc.)

7. Dans un travail social 3,67 % (animation, aide aux personnes, engagements divers)

8. Autres occupations de caractère profane 2,10 % (fonctionnaires, etc.)

Ce qui ressort sur la scène nationale reflète, à quelque exception près, ce qui se reproduit à plus petite échelle au niveau de chaque Congrégation particulière.

Ce tableau réaliste semble-t-il pessimiste ? Oui, si nous nous agrippons aux vestiges du passé et voulons perpétuer celui-ci sans tenir compte des profondes mutations qui secouent le monde moderne et appellent à des défis nouveaux.

Non, si, misant sur la foi, nous croyons à l’action imprévisible de l’Esprit qui ne se laisse pas enfermer dans des structures, si excellentes soient-elles.

Il me revient, en terminant, cette réflexion qui me semble libératrice et source d’espérance : une jeune religieuse, regardant avec lucidité ce qu’est devenue sa communauté, traduisait ainsi son sentiment : « Notre arbre est vieillissant, c’est un fait.

Peut-on sauver un arbre sur son déclin ? Regardons la nature. Est-ce que les arbres se sauvent de la mort ? Et pourtant, n’est-ce pas à travers ces signes de mort que la forêt prépare sa renaissance ? Le vieux tronc ridé qui sent venir sa fin n’a-t-il pas raison de se réjouir en contemplant à ses pieds les jeunes pousses surgies de ses racines ? »

A voir ces surgeons, qui feront la forêt de demain, comment céder à la désespérance ?

1 Pour un aperçu du riche contenu de la déclaration finale, voir l’article de Louise Roy dans L’autre Parole, no 37, mars 1988, pp. 32-34. N.D.L.R.

2 Sarah Bélanger, Ed. Bellarmin, Montréal 1988.